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tremblante, elle se sentait impuissante et prête à pleurer.

Ce carillon énervant lui était insupportable : elle arrêta le traîneau et en descendit.

Alors elle entrevit dans le crépuscule qui les envahissait une tête de cheval, puis une voiture et enfin Sintram. Ils ne semblaient pas être venus sur la route : ils semblaient avoir surgi, morceau par morceau, fantasmagorie se détachant de la pénombre.

Anna jeta les rênes à Ulrika et alla droit à Sintram.

— Tiens, dit-il, quelle chance ! Ma chère demoiselle Stiernhœk, permettez-moi de transporter dans votre traîneau mon compagnon. Il devait se rendre à Berga, ce soir, et moi, je suis pressé de rentrer.

— Où est-il, votre compagnon ? demanda Anna.

Sintram souleva brusquement le tablier du traîneau et montra à la jeune fille le corps d’un homme endormi.

— Il est un peu ivre, reprit Sintram, mais qu’est-ce que cela fait ? Il ne se réveillera pas. D’ailleurs, c’est une vieille connaissance, notre ami Gösta Berling.

Anna frissonna.

— Voyez-vous, je vais vous dire quelque chose, murmura Sintram. Celle qui abandonne son bien-aimé le vend au diable. C’est ainsi que je suis tombé, moi, sous les griffes du Malin. On s’imagine que le sacrifice est toujours beau, et l’amour toujours coupable.

— Que voulez-vous dire, demanda Anna très troublée. De quoi parlez-vous ?

— Vous n’auriez pas dû laisser Gösta partir.

— Dieu le voulait.

— Oui, l’amour est un péché ! Le bon Dieu, comme vous dites, n’aime pas que les gens soient heureux. Il envoie des loups. Mais si ce n’était pas lui, si ce n’était pas Dieu… Ah ! Ah ! Vous ne songez pas que c’est peut-être moi qui ai sifflé mes petits agneaux gris des grands fjells norwégiens pour effrayer le jeune homme et la jeune fille. Ah ! si c’était moi ? Si j’avais sifflé mes petits agneaux gris !… Réfléchissez à cela.