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toire. Involontairement, je fouille du regard les coins obscurs de ma chambre pour me persuader que personne ne s’y cache. C’était le grand étonnement de mon enfance qu’Ulrika Dillner eût survécu à cet après-midi : moi, j’en serais morte.

Par bonheur, Anna Stiernhœk arriva à Fors. Grâce aux soins de la jeune fille, Ulrika reprit connaissance. Mais elle tremblait et pleurait ; les rides de son visage s’étaient encore creusées ; les larmes ruisselantes défrisaient ses boucles à l’anglaise, et les sanglots secouaient son corps maigre. Anna se décida brusquement à emmener cette infortunée qu’un séjour prolongé sous le toit de Sintram rendrait folle. Ulrika se réjouit et s’épouvanta : non, jamais elle n’oserait quitter son mari. Si elle avait le malheur de s’éloigner, ne lancerait-il pas son chien noir sur ses traces ? Mais Anna, moitié par des menaces et moitié par des plaisanteries, vainquit sa résistance ; et, une demi-heure plus tard, les deux femmes étaient assises dans un traîneau.

Anna conduisait, la vieille Disa trottait. L’état des chemins était mauvais, car on touchait déjà aux derniers jours de Mars. Ulrika ne se sentait pas d’aise de se retrouver dans le traîneau de ses maîtres, derrière le cheval de Berga qui était une bête de confiance. Et, comme elle avait une bonne humeur et un esprit courageux, elle avait cessé de pleurer quand on passa devant Arvidstorp ; elle commença de sourire à Hôgsberg, et, arrivée à Munkerud elle contait des souvenirs de jeunesse.

À ce moment-là, le traîneau entra dans des contrées désertes, sur un chemin rocailleux tout en montées et en descentes. Il dévalait le long d’une pente rapide, quand Ulrika se tut subitement et saisit le bras d’Anna.

— Regarde ! dit-elle.

Elle fixait des yeux éperdus sur un grand chien noir assis au bord de la route, et qui disparut à toute vitesse dans le bois. Anna eut à peine le temps de le voir.