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tringer. Ulrika les revoit, tous ces couples qu’unissaient la jeunesse et la beauté. C’était sa polska qui faisait brûler leurs joues et briller leurs yeux. Comme tout cela est loin ! Il faut que ces mêmes notes aujourd’hui étouffent tant de doux souvenirs. Il faut aussi qu’elles bercent un cœur qui éclate d’angoisse ; car la bonne Ulrika ne peut voir sans épouvante et sans détresse le chien noir rôder autour d’elle, ni les fermiers gémir, ni ricaner les serviteurs.

Tout à coup elle entendit son mari rentrer et s’asseoir dans son fauteuil à bascule. Elle connaissait si bien son balancement habituel qu’elle ne retourna pas même la tête. Cependant ce craquement continu du plancher finit par recouvrir les sons de la musique. Et il lui sembla que le clavecin répondait à ses plaintes par d’aigres éclats de rire. Et elle s’arrêta de jouer au milieu d’une mesure ; et, se levant, elle se retourna…

L’instant d’après, elle gisait évanouie sur le parquet. Ce n’était pas son mari qui était assis là, c’était un autre, c’était l’Autre, celui qu’on n’ose pas nommer, celui qui ferait mourir de peur les enfants, s’ils le rencontraient au sombre grenier.

L’âme qui a été nourrie de contes fantastiques peut-elle jamais se délivrer de leur hantise ? Le vent de la nuit hurle dehors ; un laurier-rose et un caoutchouc fouettent les piliers du balcon de leur feuilles dures. Le ciel se recourbe menaçant sur la longue crête des montagnes, et moi, qui suis assise seule devant ma table, la lampe allumée, et les stores baissés, moi qui suis vieille maintenant et qui devrais être raisonnable, je sens les mêmes frissons me courir le long du dos que la première fois que j’entendis cette his-