Page:Lagerlöf - La Légende de Gösta Berling, trad. Bellessort 1915.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Uggla et pouvait la remplacer. Elle partit sans remords.

Sans remords, oui : mais le repentir ne tarda guère. Les vastes salles du domaine de Fors étaient pleines d’un froid lugubre ; et, dès que la nuit tombait, Ulrika fris sonnait et se mourait de nostalgie.

Or, un dimanche du mois de mars, que Sintram n’était pas rentré dîner après la messe, elle alla s’asseoir à son clavecin. C’était son unique consolation. Ce clavecin, où l’on voyait peints un joueur de flûte et une bergère, était son bien, l’héritage de ses parents. Elle lui confiait ses peines, et il la comprenait. Savez-vous ce qu’elle jouait ? Tout ce qu’elle connaissait de musique : une polska. Avant que ses mains se fussent raidies à manier les cuillers et les couteaux et les instruments de cuisine, elle avait appris cette polska qui lui était toujours restée dans les doigts. Et elle la jouait chaque fois qu’elle avait besoin de parler à son clavecin.

Les passants sur la route auraient cru que le méchant Sintram donnait un bal à ses amis, tant l’air était allègre et joyeux. Aux sons de cette polska, jadis, l’insouciance et la gaîté entraient et menaient le branle dans la maison de Berga, et la faim en sortait sur un pas de danse. Nul ne l’entendait sans éprouver le long des jambes des démangeaisons de fringuer. Mais la pauvre Ulrika la joue et pleure.

Entourée de serviteurs maussades et de bêtes furieuses, elle soupire après des visages amis et des bouches souriantes. C’est ce désir désespéré que doit exprimer la vive polska ; et ses notes jaillissantes doivent traduire aussi les regrets amers d’une vieille fille qui se repent d’avoir été vaniteuse et d’avoir souhaité le mariage.

Naguère, quand cette polska sonnait, Gösta Berling entraînait la jeune comtesse Dohna ; Marianne Sinclair se laissait emporter par ses admirateurs ; et autrefois la Commandante d’Ekebu ouvrait le bal avec le noble Al-