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et craint de devenir folle, et s’assied affreusement lasse. Mais bientôt elle recommence à marcher, inquiète, comptant ses pas et les additionnant en lieues.

Les deux femmes qui sont venues la contemplent avec angoisse. La jeune comtesse la reverra toujours ainsi : elle la reverra dans ses rêves et s’éveillera en sursaut les yeux mouillés de larmes, la poitrine soulevée d’un sanglot.

La vieille femme est changée : ses cheveux sont rares et des touffes blanches s’échappent de sa tresse grise. Son visage est fatigué, ses vêtements déchirés ; pourtant elle garde toujours je ne sais quelle dignité de la puissante maîtresse d’Ekebu, et elle inspire autant de respect que de pitié. Mais ce que la comtesse n’oubliera jamais, ce sont ses yeux, cernés, enfoncés, des yeux dont le regard est tourné en dedans, des yeux où vacillent encore des lueurs de raison avec, au fond de leur prunelle, une étincelle sauvage.

Tout à coup la Commandante s’arrêta devant la comtesse Élisabeth et la considéra longuement. La jeune femme fit un pas en arrière et saisit le bras de Mme Sharling.

Les traits de la Commandante se détendirent aussitôt, et ses yeux eurent un regard plein de raison.

— Non, non, dit-elle en souriant, rassurez-vous, je n’en suis pas encore là, ma chère jeune dame.

Elle lui offre un siège, s’assied aussi et reprend son air imposant d’autrefois, quand elle paraissait aux bals royaux du gouverneur de Karlstad. Les deux femmes ne songent plus aux haillons ni à la geôle : elles ne voient devant elles que la plus riche dame du Vermland.

— Ma chère comtesse, reprit-elle, quelle idée avez-vous eue de quitter la danse et de venir visiter une vieille femme solitaire comme moi ? Il faut que vous soyez bien bonne.

La jeune comtesse ne peut répondre, tant sa voix est étranglée par l’émotion. Mais Mme Sharling prend la parole et explique que la comtesse pensait trop à la Commandante pour trouver du plaisir à danser.

— Et quoi, ma chère madame Sharling, dit la prisonnière,