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— Ne puis-je la voir ? demanda la jeune comtesse.

Mme Sharling la saisit vivement par le poignet et l’entraîna. Dans l’antichambre elles prirent à la hâte leur châle et traversèrent la cour.

— Il n’est pas sûr qu’elle nous parle, dit la femme du bailli. Du moins, elle verra que nous ne l’avons pas oubliée.

Elles passèrent devant les deux hommes qui surveillaient la porte verrouillée et entrèrent chez la Commandante. On l’avait logée dans une grande pièce pleine de métiers et d’instruments qui servaient aux travaux du ménage ; mais on avait posé des grilles aux fenêtres et de fortes serrures aux portes.

La Commandante continuait de marcher de long en large, sans faire attention à ses visiteuses. Elle faisait un grand voyage, la pauvre femme : elle s’imaginait être en route vers sa mère, vers sa mère qui l’attend là-haut dans les forêts d’Elfdalen. Elle n’a pas le temps de se reposer, car la vieille femme, qui a plus de quatre-vingt-deux ans, peut mourir d’un moment à l’autre.

La Commandante a mesuré le parquet et compté tous ses pas en lieues. La route est longue. Il faut traverser de hauts amoncellements de neige. Elle entend sur sa tête le sourd murmure des forêts qui ne finit jamais. Elle halte parfois sous des cabanes de Finois et sous des huttes de charbonniers. Parfois, elle couche sous les racines d’un pin tombé. Enfin les cinquante lieues sont terminées, la forêt s’ouvre, des maisons rouges se dressent autour d’une cour blanche de neige. Le Klarelf se précipite écumeux en petits torrents, et, à ce grondement familier, elle reconnaît qu’elle est chez elle, à la maison. Et sa mère qui la voit venir sous les haillons d’une mendiante, sa mère dont la malédiction s’est réalisée, s’avance à sa rencontre.

À ce point de ses rêveries, la Commandante lève la tête, regarde, voit la porte close et se rappelle où elle est,