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cule terne et gris. Elle partageait avec la nature cette heure de lassitude et de morne impuissance. Elle se dit que son cœur qui pétillait de joie, et dont la fantaisie revêtait l’existence de pourpre et d’or, perdrait, lui aussi, son pouvoir d’illuminer les choses. La grise déesse du crépuscule en deviendra la maîtresse. Ses cheveux blanchiront, son dos se courbera, son esprit s’engourdira ; et ses yeux verront alors la vie, comme elle est peut-être, grise et laide.

À ce moment son traîneau entra dans la cour du bailli, et la jeune comtesse, levant la tête, rencontra à une petite fenêtre de la maison un visage sombre : celui de la Commandante d’Ekebu. Elle sentit qu’elle ne pourrait plus se réjouir. Il est permis de s’égayer, tant qu’on entend parler du chagrin comme d’un hôte étranger dans un pays lointain. Élisabeth savait que le bailli avait été forcé d’arrêter la Commandante à cause des actes de violence commis à Ekebu, la nuit du grand bal. Mais elle ignorait que la Commandante fût gardée dans la maison même du bailli, si près de la salle des danses que la pauvre femme en entendait la musique et le tapage.

La jeune comtesse dansa cependant des valses, des quadrilles, des anglaises et des menuets ; mais, après chaque danse, elle se glissait à la fenêtre et regardait l’ombre de la Commandante qui allait et venait dans sa prison. Et les pieds de la jeune comtesse devenaient plus lourds ; le rire s’étouffait dans sa gorge ; et elle s’étonnait que tant de personnes prissent du plaisir où elle n’en trouvait plus.

Il y a certes beaucoup de gens qui, comme elle, sont révoltés de savoir la Commandante en prison et si près d’eux, mais ils ne laissent rien percer de leur mécontentement. Tolérants et indifférents, les gens du Vermland !

La femme du bailli observait la jeune comtesse, chaque fois qu’elle essuyait l’humidité de la fenêtre et que ses yeux plongeaient dans la nuit.

— Quelle misère ! Quelle misère ! lui murmura-t-elle.