Page:Lagerlöf - La Légende de Gösta Berling, trad. Bellessort 1915.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fruits d’un patient labeur : Marianne n’était pas digne de les user. Il courut à travers les pièces avec des piles de porcelaine, et peu lui importait que des douzaines d’assiettes fussent brisées. Il saisit des tasses où les armes de la famille étaient gravées : s’en servira qui voudra ! Il fit dégringoler du grenier des montagnes d’édredons et d’oreillers si doux et si moelleux qu’on y enfonçait comme dans une vague : Marianne y avait dormi. Il jeta des regards furieux sur les vieux meubles, sur les chaises où elle s’était assise, sur les canapés où elle avait reposé, sur les tableaux qu’elle avait contemplés, sur les lustres qui l’avaient éclairée, sur les glaces qui avaient reflété ses traits. Il menaça du poing ce monde de souvenirs, et volontiers, à coups de hache, il eût pulvérisé tous ces évocateurs. Mais une vente à l’encan le vengeait mieux qu’un massacre. Que toutes ces richesses aillent donc aux étrangers ! Qu’on salisse ces meubles dans des cabanes de fermiers ! Qu’ils tombent en ruine sous des yeux indifférents ! Il les connaissait, pour les avoir souvent vus dans les fermes, ces meubles achetés aux enchères, flétris, usés, déshonorés comme sa belle Marianne ! Sous leurs dorures effacées et leurs coussins crevés, les jambes boiteuses, le marbre maculé, ils semblent soupirer après leurs anciennes demeures.

En travers de la pièce, où s’entassait ce fantastique chaos, on avait dressé un long comptoir, derrière lequel le commissaire-priseur, debout, criait les objets, pendant que deux scribes enregistraient les prix. Melchior Sinclair y avait aussi placé un tonneau d’eau-de-vie. De l’autre côté du comptoir, dans le vestibule et jusque dans la cour, les acheteurs se bousculaient, riaient, plaisantaient, se renvoyaient des brocards. La vente battait son plein ; et les surenchères galopaient les unes sur les autres.

Près de son tonneau, Melchior était assis, demi-ivre et demi-fou. Ses cheveux se hérissaient en mèches drues sur sa face rouge et brutale ; ses yeux injectés roulaient dans