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Mais quand l’observation de soi-même est-elle plus vive et plus pénétrante qu’aux heures de convalescence ? Sous les yeux glacés de l’esprit d’analyse les sentiments irréfléchis de la jeune fille se fanèrent et dépérirent. Elle recommença de jouer sa vie : elle jouait la malade, la convalescente, la malheureuse, la vindicative, l’amoureuse. Elle avait touché en une seule nuit l’extrême de l’amour et de la haine ; aujourd’hui toutes les forces de la vie s’étaient assoupies dans son être. Elle ne savait plus si elle aimait Gösta Berling, mais il lui tardait de le revoir pour éprouver s’il serait encore capable de l’arracher à elle-même. Pendant sa maladie, elle n’avait eu qu’une idée claire et nette : elle ne voulait pas qu’on sût qu’elle était malade. Elle ne voulait ni voir ses parents ni se réconcilier avec son père, car, s’il apprenait son état, elle pensait bien qu’il aurait des remords et se laisserait fléchir. Elle ordonna donc qu’on répandît le bruit que le mal d’yeux, dont elle souffrait parfois, l’obligeait à rester derrière ses stores baissés. Elle défendit à sa garde-malade de donner de ses nouvelles et fit défendre aux Cavaliers d’appeler le médecin de Karlstad. On trouvait tous les remèdes nécessaires dans la pharmacie de famille du manoir. L’idée qu’elle pouvait mourir ne la hanta pas un moment. Elle attendait le jour de son rétablissement pour aller avec Gösta demander au pasteur de publier leurs bans.

Enfin, la maladie était vaincue. De nouveau, froide et raisonnable, Marianne se faisait l’effet d’être la seule personne sensée dans un monde de fous. Elle n’avait plus ni haine ni amour. Elle comprenait son père. Elle les comprenait tous. Qui comprend ne hait pas.

On l’informa que Melchior Sinclair avait résolu de mettre Bjorne aux enchères et de disperser ses biens afin qu’elle n’eût rien à hériter de lui. Il vendrait d’abord les meubles et les objets de ménage, puis le bétail et les instruments de labour, enfin le domaine ; il enfermerait son