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— Mais, ces gens d’autrefois, ne pensaient-ils jamais ? demandions-nous.

— Certainement, ils pensaient, répondaient les vieilles femmes qui nous contaient ces histoires.

— Mais pas comme nous pensons, répliquions-nous.

Alors les vieilles personnes ne comprenaient pas ce que nous voulions dire.

Nous songions, nous, à l’étrange esprit de réflexion et d’analyse qui s’est installé au coin le plus obscur de notre âme, à l’origine même de nos actes. Il se tient et les déchiquète, comme les vieilles femmes leurs chiffons de laine ou de soie.

Cependant il y avait à cette époque une personne qui en souffrait déjà. La belle Marianne se sentait toujours regardée par un intime spectateur aux yeux de glace et dont l’éternel sourire se réfléchissait sur le miroir de sa vie. Elle ne vivait pas ; elle jouait devant cet hôte ironique le rôle de la belle Marianne. Mais où était-il, ce pâle et taciturne observateur de ses pensées, le soir que son sein s’était gonflé d’un sentiment de plénitude immense ? Où était-il quand la prudente fille avait baisé Gösta Berling devant des centaines d’yeux et quand elle s’était jetée dans la neige, désireuse d’y mourir ? Alors le regard glacial s’était refermé ; le sourire moqueur s’était évanoui, et la passion avait traversé son âme avec la soudaineté d’une rafale.

Marianne était tombée malade le jour même qui suivit les événements que nous avons rapportés. La petite vérole, qui sévissait à Siœ, s’était jetée sur elle, et la mort l’avait effleurée. Cependant vers la fin du mois elle entrait en convalescence, très faible encore et complètement défigurée. On ne l’appellerait jamais plus la belle Marianne. Cette perte de sa beauté, dont tout le Vermland devait s’attrister comme si on lui eût dérobé un trésor national, n’était encore connue que d’elle seule et d’une vieille garde-malade. Les Cavaliers l’ignoraient.