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LETTRES 1883-1887

sourire fortuit dans un village et nous devenons shakespeariens, notre destinée se fixe. Je soupirais en pensant à la plainte de nos cerveaux qui aspirent follement à l’Unique, à la plénitude du sort ; ironiquement et à pleins poumons, je respire l’air fier des longs voyages. Puis, vint le crépuscule et une heure d’attente en une petite station ; je déambulais de-ci de-là, contemplant les profondeurs du ciel prodigieusement constellées, je regardais une lampe à la fenêtre d’une lourde maison bourgeoise (c’était une lampe à abat-jour rose), et je me mis à rêver. Les Corinne, les Ophélie, etc., tout cela, dans notre vie, est mensonge : dans le fond, il n’y a pour nous que les petites Adrienne au bon cœur, aux longs cils, au juvénile et éphémère sourire, les petites Adrienne à la peau enchanteresse, que le hasard (et tout n’est-il pas hasard ?) a conduites sur notre chemin. Oui, tout est hasard, car n’y eût-il pas existé d’Adrienne, il y aurait eu une Leah ; n’y eût-il pas eu de Leah, il y aurait eu une Nini, et ainsi de suite. C’est pourquoi il nous est enjoint de nous attacher à la première que le hasard nous présente, et nous l’aimerons seule, car c’est la première et nous ne rêverons pas à une autre. La vieille maxime du sage est : « Aimes-tu deux femmes en même temps, n’en choisis aucune, car tu regretterais toujours