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ŒUVRES DE JULES LAFORGUE

elle. Dès les premières fois — sans connaître son caractère — j’ai senti que ou bien je lui demanderais de passer sa vie avec moi, ou bien je n’avais qu’à m’en aller et sûr d’être pour longtemps tourmenté et incapable de travailler.

Tu me comprends, nos leçons se bornaient à des lectures anglaises, et bonjour et au revoir. Elle étudiait la peinture et peu à peu je lui ai apporté des gravures et puis des livres, et puis mes billets d’opéra.

Tout cela très simplement, sans même la poignée de main si naturelle pourtant chez les Anglais. Nos premières conversations — en dehors de la leçon — furent la peinture, à propos d’une exposition d’ici sur laquelle je lui apportais un article de moi et restais chez moi, malheureux comme tout et plus malheureux chaque fois. Je sais que beaucoup de femmes ne dédaignent pas les déclarations soudaines. Mais pour rien au monde je n’aurais dit un mot, et ne l’aurais jamais regardée en face avant de me connaître patiemment des mois et des mois comme un garçon bon, délicat, et loyal. Un jour, au mois d’avril, je ne sais comment, en causant peinture, je lui ai proposé de visiter ensemble le Musée. Elle a rougi, baissé la tête, et n’a pas répondu.