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le docteur gilbert.

aujourd’hui, demain il le foulera aux pieds… Mariane, autrefois Anatole n’aimait que deux choses au monde, la poésie et moi… Maintenant la poésie le fatigue, et semble même lui inspirer du dégoût… il suppose en vain quelques travaux littéraires pour donner un prétexte à ses continuelles préoccupations, mais il ne peut m’abuser… je sais qu’il ne travaille pas… Voilà bien long-temps qu’il n’a touché une plume, Mariane… Je te le dis à toi, ma pauvre fille… oui, par momens j’ai peur d’avoir deviné la véritable cause de sa mélancolie… j’ai peur qu’il ne se repente d’avoir épousé une femme sans fortune et sans naissance, maintenant qu’il est illustre… Enfin, si tu veux que je te parle sans détours, je tremble que ce Gilbert ne profite de l’empire qu’il a sur Anatole peur lui donner de mauvais conseils, et le détacher peu à peu de moi.

— Le détacher de vous ! interrompit Mariane avec feu, bien au contraire, madame. Depuis que le docteur Gilbert vous connaît, il n’a pas manqué un seul jour de faire votre éloge. Il faut l’entendre parler de vous à M. de Ranval… Hier soir encore il s’exprimait sur votre compte en des termes qui prouvent l’estime profonde et l’inaltérable affection qu’il a pour vous. Et dernièrement, madame, quand vous étiez si malade et que nous tremblions à chaque instant de vous perdre, vous ne pouvez vous imaginer avec quelle sollicitude et quel dévoûment de frère il vous soignait : il a passé plusieurs nuits de suite auprès de vous, fondant en larmes, et vous auriez été touchée de sa douleur, si, presque mourante, vous aviez pu la voir !

— Oui, Mariane, je sais qu’il m’a sauvé la vie, dit Mathilde, et je lui en conserverai toujours de la reconnaissance ; mais je t’avoue que, malgré moi, j’éprouve une espèce d’antipathie et d’éloignement pour M. Gilbert. Quoique je lui sois redevable d’un si grand service, je ne puis l’aimer. Je crois que c’est un cœur vicieux, dont le contact ne peut qu’être nuisible aux sentimens délicats d’Anatole. Mon mari se laisse trop influencer par cet homme ; il le voit trop souvent : un jour ne se passe pas sans que nous ayons la visite de M. Gilbert ; jusqu’à présent mon état maladif pouvait en être le prétexte ; mais actuellement que je suis rétablie, j’espère que nous le verrons moins fréquemment,

— Mais vous avez dû remarquer, madame, qu’il vient la plupart du temps moins à titre de médecin que d’ami. Il fait aussi des vers, et votre mari qui le regarde comme un excellent juge en matière de poésie, lui lit ordinairement tous ses ouvrages, et le consulte avant de rien imprimer.

— Mais ils sont toujours ensemble, Mariane ; Anatole s’enferme avec lui des journées entières dans son cabinet, ou bien ils sortent, et je ne revois plus Anatole avant minuit… Non, Mariane, je ne puis plus vivre dans une pareille incertitude !… je veux savoir la vérité, je veux savoir mon sort. Il faut qu’aujourd’hui même je m’explique avec mon mari ; M. Gilbert n’est pas le seul qui ait droit à la confiance d’Anatole… je suis sa femme ! et s’il m’aime encore…

Madame de Ranval n’acheva point d’exprimer sa pensée ; Mariane l’avait comprise, et d’une voix pleine de douceur, elle dit après un instant de silence :

— Madame, vous seriez cruelle d’exiger que votre mari cessât de voir le docteur Gilbert, qui, malgré sa conduite peu régulière, est un homme d’honneur, et de plus un véritable ami, madame… un ami d’enfance !

Mathilde soupira profondément.

— Et moi aussi, dit-elle, moi aussi j’avais une amie d’enfance… Je t’ai parlé souvent, Mariane, de Victorine Darbois… Nous sommes entrées toutes deux le même jour dans la même pension ; et pendant plusieurs années nous fûmes deux compagnes inséparables… Jolie, spirituelle, aimante, elle était bien digne d’être heureuse… Mais elle avait une mère dépravée qui lui donna de mauvais exemples, dans un âge où le cœur est une cire molle qui prend également l’empreinte du bien ou du mal, sui-