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le docteur gilbert.

Mariane, n’est-ce pas que c’est bien cruel de priver une mère de son enfant ?…

— Mais vous n’aviez pas la force de le nourrir, madame, répondit Mariane d’un air triste ; on n’aurait pu, sans exposer vos jours, le laisser davantage auprès de vous !… et cette innocente et frêle créature n’aurait puisé qu’un lait malsain… tandis qu’à la campagne il respire un bon air, il tette une bonne nourrice, et son grand-père a pour lui les soins les plus tendres. Le docteur Gilbert a sagement fait…

— Ne me parle pas de cet homme ! interrompit Mathilde avec vivacité ; ne m’en parle pas. Je ne puis t’exprimer l’aversion qu’il m’inspire… Il semble avoir apporté le malheur dans cette maison !

Mariane regarda sa maîtresse avec étonnement : elle connaissait déjà les préventions de Mathilde contre le docteur Gilbert, mais elle ne l’avait jamais entendue les manifester avec autant de violence.

— Je crois, madame, que vous n’êtes pas juste à l’égard de M. Gilbert, dit-elle avec un accent de reproche amical ; il vous a toujours témoigné le plus vif attachement, et votre mari n’a pas au monde un ami plus dévoué.

— Ah ! qui peut le savoir, ma pauvre fille !… Tiens, par momens, je serais tentée de croire qu’il ne nous aime pas… qu’il n’est pas franc…

— Oh ! madame !…

— Non, je ne puis concevoir qu’il ait pris un pareil ascendant sur Anatole… Anatole est crédule et confiant, je le sais… jamais il ne soupçonne le mal dans les autres !… Mais enfin, Mariane, il est impossible de voir deux caractères plus opposés ; je n’aperçois pas entre eux le moindre rapport, la moindre analogie de goût et de mœurs : Anatole est un homme rangé, d’une vie douce et régulière, encore plein d’illusions, et qui n’a jamais compris le bonheur qu’au sein du devoir et de la vertu ; tandis que M. Gilbert, lui, est sans religion, sans principe ; il n’a jamais voulu contracter une honnête et paisible union : les délices pures de la famille et du foyer domestique, il ne les comprend pas, ou il les méprise !… et c’est toujours le rire à la bouche qu’il parle du mariage et de la fidélité conjugale !… Et puis, Mariane, tu sais qu’il fréquente les mauvaises compagnies, les coulisses de théâtre, les maisons de jeu, peut-être… Il a toujours à conter quelque histoire scandaleuse, et toujours il donne raison au crime, à l’adultère… Non, Mariane, je te le répète, je ne puis comprendre quels charmes peut trouver Anatole, qui est un homme grave, dans la société d’un homme futile et corrompu.

— Mais songez, madame, qu’ils se connaissent depuis leur enfance, répondit Mariane ; ils sont camarades de collège, et M. Gilbert m’a toujours paru très attaché à votre mari. Je crois comme vous, madame, que le docteur ne mène pas une vie exemplaire et qu’il aime un peu trop le plaisir, mais il est jeune, madame, et, comme dit le proverbe : Il faut que jeunesse se passe. Tous les jeunes gens ne sont guère plus sages : ce cher Anatole est peut-être le seul qui ait toujours préféré l’étude à une vie mondaine et dissipée.

— Oui, Mariane, je sais qu’Anatole, bien différent des hommes de son âge, a toujours fui le monde et les plaisirs ; et c’est peut-être à son goût pour la solitude et le recueillement qu’il doit cette brillante réputation qu’il s’est acquise de si bonne heure, et dont je suis fière. Pendant que ses camarades d’études, frivoles et dissolus, oubliaient dans la débauche ce qu’ils avaient appris au collége avec tant de peine, lui, au contraire, il refaisait, pour ainsi dire, son éducation : il amassait chaque jour de nouvelles connaissances et travaillait sans relâche pour se faire un nom ; car, en m’épousant, il voulait m’apporter la gloire avec la fortune… Mais il m’aimait alors !… une seule pensée, un seul amour remplissait le cœur d’Anatole, et c’était moi ! Mais qui peut savoir, hélas ! tout ce qu’il y a d’inconstance et de mobilité dans le cœur de l’homme… Ce qu’il adore