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le docteur gilbert.

main, il demeura quelques minutes immobile et muet, dans une rêveuse attitude.

Enfin ces mots sortirent confusément de sa bouche, vagues, indistincts, comme la voix d’un homme qui parle en rêvant :

— Elle ne peut plus m’échapper maintenant !… Dans quelques heures peut-être son cœur battra sur le mien, et j’aurai dans mes bras beauté, candeur, innocence et vertu !…

Un sourire indéfinissable contracta ses lèvres et rida ses joues blafardes, mais il ne fit qu’apparaître et s’effaça comme un pli sur l’eau.

— Pourtant, reprit-il, j’ai peine à me défendre d’un remords !… Anatole… mon ami !… Je voudrais que Mathilde fût la femme d’un autre !… Et ma conscience… Bah ! sottise ! préjugés !… En amour, il n’y a qu’une chose, — réussir ! — Pour cela, tout est bon !… Eh ! parbleu ! tous les amis du monde ne valent pas une femme comme Mathilde ! et l’amour passe avant l’amitié !

— Je suis prête, monsieur ! dit Mathilde en sortant du cabinet. Sa voix était basse et tremblante, ses pas chancelaient ; le masque noir qui couvrait son visage cachait sans doute une pâleur mortelle.

— N’ayez pas la moindre inquiétude, madame, répondit Gilbert en ouvrant la porte, personne, pas même votre mari, ne peut vous reconnaître sous un pareil déguisement.

Puis, lui offrant le bras :

— Venez, madame, continua-t-il, nous pourrions arriver trop tard.

— Je vais donc tout savoir ! pensa Mathilde.

Ils sortirent.


XVI.


Une heure après, Mathilde rentra brusquement dans sa chambre à coucher par la porte dérobée qu’elle avait ouverte au médecin. Elle était toujours enveloppée de son domino noir, mais sa figure était sans masque et pâle comme la face d’une morte.

On entendait encore le bruit de la grêle et du vent. Une bougie que Mathilde n’avait pas songé à éteindre, brûlait sur la cheminée et répandait une lueur terne et vacillante qui n’éclairait qu’à demi les objets,

— Je n’en puis plus douter ! s’écria Mathilde avec un sombre égarement, j’ai tout vu !… Ils étaient dans les bras l’un de l’autre !… Et j’ai eu la force de me contenir… d’étouffer mon désespoir et ma rage !… Ah !… par bonheur je me suis évanouie !… Pourquoi ne suis-je pas morte !… maintenant qu’ai-je besoin de vivre !… rien ne m’attache plus à l’existence !… au moins, ce matin encore, je pouvais douter !… Mais à présent c’est impossible !… Oh ! l’infâme, l’infâme ! moi qui l’aimais tant !…

Et sa voix s’éteignit dans un torrent de larmes.

Il faut mourir ! dit-elle ; oui, le plus tôt sera le mieux ! n’attendons pas que le chagrin me tue jour à jour, douleur à douleur… mourons tout de suite et d’un seul coup… Non, je ne conçois pas qu’il y ait des femmes assez lâches, assez viles, pour souffrir patiemment le plus grand des outrages. Abominable Victorine ! Ah ! je veux la tuer. Vivons encore jusqu’à demain pour lui plonger dans le cœur un poignard, et m’en frapper ensuite. Je ne veux pas qu’elle hérite encore de mes dépouilles, et me raille après m’avoir assassinée… Mais, hélas !… quand je la tuerais, à quoi bon ?… Sa mort ne me rendrait pas l’amour d’Anatole !… Et quand même