Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
le docteur gilbert.

— Mariane ! Mariane !… Il me cache quelque chose !… il a dans l’âme un secret qui le dévore ! Mais à propos, cette lettre, que tu lui as remise, tu ne me dis pas d’où elle vient ?…

— De Fontainebleau, et je crois avoir reconnu l’écriture du père de M. Anatole.

— Mais il n’y a pas deux jours que M. de Ranval nous a écrit, Mariane… Il venait de voir notre petit Charles et l’avait trouvé un peu souffrant !… Dieu ! quelle idée !… S’il était plus malade, ce cher petit !… s’il lui était arrivé quelque chose !… un enfant de cet âge est si frêle !… Je tremble à chaque instant d’apprendre un affreux malheur… Ah ! je cours savoir d’Anatole…

Et déjà Mathilde s’élançait vers la porte.

— Au nom du ciel ! madame, dit Mariane, en la retenant, n’y allez pas !… ce pauvre Anatole est accablé de fatigue… il vient de se jeter sur son lit… laissons-le reposer quelques momens… Mais n’ayez aucune inquiétude au sujet de votre enfant, madame ; j’ai observé très attentivement votre mari pendant qu’il lisait cette lettre, et son visage n’a pas changé d’expression ! D’ailleurs, je lui ai demandé si les nouvelles étaient bonnes, et, sans lever les yeux de dessus le papier, il m’a répondu par un signe de tête affirmatif. J’ai essayé de lui faire encore d’autres questions ; mais alors il m’a regardée fixement sans paraître me comprendre, avec cet air mélancolique et rêveur qui m’a toujours frappée en lui, lorsqu’il est absorbé dans un ouvrage qu’il compose.

Mathilde secoua la tête avec un air d’incrédulité douloureuse, en tirant du fond de sa poitrine un long soupir :

— Ah ! Mariane, plaise à Dieu que tu ne te trompes pas, et que rien d’autre n’occupe la pensée d’Anatole !… Depuis trois ans que je suis sa femme, j’ai pu, comme toi, remarquer souvent ces distractions rêveuses et tristes qui s’emparent de lui, quand son imagination poétique bouillonne et fermente !… Mais alors son visage, que pâlissait le travail, redevenait rose et calme sous mes baisers !… La préoccupation d’Anatole se dissipait au son de ma voix, et je n’avais qu’à passer une main sur son front… pour aplanir quelques rides légères que la pensée y avait fait naître un instant !… Mais aujourd’hui, Mariane, tout est changé !… ma voix résonne inutilement à son oreille, et quand mes lèvres cherchent les siennes, il détourne la tête !… Mariane, plains ta pauvre maîtresse !… Non, ce n’est pas l’étude et la poésie qui m’ont chassée du cœur d’Anatole ! ce n’est plus d’elles aujourd’hui que je suis jalouse !… Ah ! grand Dieu ! s’il me trompait !… s’il en aimait une autre !…

Mariane ne put retenir un cri : elle eut comme un tressaillement d’épouvante.

— Madame, madame, que dites-vous ?… murmura-t-elle d’une voix étouffée en regardant Mathilde qui, la poitrine haletante, le visage pâle et décomposé, paraissait en proie à une violente agitation.

Elles gardèrent quelque temps l’une et l’autre un profond silence ; enfin Mariane dit à voix basse, en se rapprochant de sa maîtresse comme si elle eût craint d’être entendue :

— Mais il est impossible que vous ayez cette pensée, madame !… Non, rien ne saurait motiver un soupçon qui est indigne de vous !… Lui vous tromper, madame !… Anatole !…

— Oh ! si je le savais !… murmura sourdement madame de Ranval. — S’il en aimait une autre !… Ô Dieu ! quelle effroyable idée !…

— Calmez-vous, madame !…

— C’est que, vois-tu, Mariane, continua Mathilde avec exaltation, je ne suis pas de ces femmes qu’on outrage impunément. J’ai un cœur, et dans ce cœur une âme capable de ressentir l’injure.

— Calmez-vous, ma bonne maîtresse, au nom du ciel !… dit Mariane en prenant les mains de Mathilde et les couvrant de baisers ; que votre