Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
le docteur gilbert.

les joues, d’une éclatante blancheur, prirent une légère nuance d’incarnat. J’avais déjà entendu dire quelque chose d’à peu près semblable… mais j’hésitais à le croire,

— Je conçois, madame, une pareille hésitation de votre part. Votre âme est si belle et si pure que vous ne pouvez croire qu’il y ait des femmes assez viles, assez malheureusement nées, assez ignobles, pour faire de leur beauté un objet de spéculation, et vendre ce qu’il y a de plus saint et sacré : — l’amour ! — Et pourtant, madame, à bien réfléchir, le mariage n’est pas toujours exempt d’un pareil trafic.

La dernière phrase du docteur parut faire sur Mathilde une impression désagréable. Elle tressaillit, et ses lèvres se contractèrent un instant.

— Monsieur, dit-elle en affectant de l’indifférence, je ne comprends pas qu’un homme d’esprit et de jugement comme vous ose comparer deux choses qui n’ont pas la moindre analogie. J’aime à croire que vous ne dites pas ce que vous pensez.

— Pardonnez-moi, madame ; je vous parle avec la franchise d’un ami, sans restriction, sans détours. Vous savez que je ne suis pas très partisan du mariage… cela n’entre pas dans mes idées.

— Eh bien ! de grâce, monsieur, n’en parlons plus, interrompit Mathilde avec douceur. Pourquoi ramener toujours la conversation sur un sujet que nous envisageons tous les deux si différemment ?… Je sais que vous n’aimez pas le mariage ; en ce cas, ne vous mariez point, mais n’empêchez pas les autres de se marier !… Un peu de tolérance, docteur.

— Qu’on se marie quand on s’aime, passe encore, poursuivit Gilbert qui ne voulait pas laisser tomber la discussion ; mais vous conviendrez, madame, que tout mariage qui n’est pas un mariage d’amour est pour la femme une espèce de prostitution… Non, je ne connais rien de plus odieux que ces unions de convenance où la femme est marchandée comme une chose !… On ne s’informe si elle est jeune et jolie, si elle vous aime, mais quelle est sa dot !… Ou bien c’est la femme qui est pauvre et qui, pour avoir de belles robes, de beaux chapeaux, une loge aux Bouffes, se jette sans amour entre les bras d’un homme riche, souvent d’un vieillard qu’elle déteste, et dont elle souhaitera bientôt la mort ! Franchement, une femme pareille, qui fait du mariage une affaire de commerce, vaut-elle beaucoup mieux qu’une autre femme qui vend son âme et son corps, sans en demander la permission au maire de l’arrondissement ?

— Encore une fois, monsieur, vous avez une manière de voir qui ne s’accorde nullement avec la mienne. Pour moi, je pense qu’il n’y a de bonheur et de considération pour une femme que dans le mariage ; et vouloir se dérober à ce joug nécessaire, imposé par la nature et Dieu, c’est méconnaître son devoir et ne point remplir sa mission ici-bas.

Et la voix de Mathilde devenait plus forte et plus accentuée ; ses joues s’animaient ; une ardeur inconcevable brillait dans ses yeux.

— Quant à moi, reprit le docteur qui s’efforçait par tous les moyens d’attiser la controverse, je crois, madame, que notre seule et véritable mission ici-bas est d’aimer, et que si Dieu nous a mis dans le cœur cette flamme céleste qu’on appelle amour, c’est pour l’entretenir comme le feu sacré sur l’autel, et ne pas le laisser mourir faute d’aliment !… Dites, madame, une liaison vous paraît-elle moins respectable et moins sainte, parce qu’elle n’a pas été consignée sur les registres de l’état civil, et n’a reçu de consécration que celle de l’amour ?… En vérité, madame, je trouve le mariage au moins très inutile, pour ne pas dire absurde, immoral ! À quoi bon se marier, si l’on s’aime ?… et si l’on ne s’aime pas, quelle monstruosité ! Non, rien de plus infâme que de se livrer en esclave, en odalisque, aux plaisirs d’un homme que l’on