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le docteur gilbert.

mois ; et l’âge, au lieu déteindre en ses veines la fièvre des passions amoureuses, n’avait fait que l’irriter davantage au contraire, et rendre son appétit plus dévorant.

M. Villemont fit deux ou trois pas dans le salon d’un air tragique, et s’approchant de Victorine, il dit en frappant de sa canne contre le parquet :

— Eh bien ! qu’est-ce que tout cela signifie, mada…

Mais il fut interrompu dans sa question par un triple éternuement qui lui coupa la parole ; et tirant de sa poche un vaste mouchoir de couleur, il se moucha bruyamment, tout en secouant la tête d’une manière menaçante.

— Qu’est-ce que tout cela signifie, madame ?… reprit-il en se bourrant les narines d’une large prise de tabac ; il paraît que vous donnez ce soir un bal ?…

— Oui, monsieur, répondit froidement Victorine, sans jeter les yeux sur M. Villemont.

— Ah ! ah !… et sans ma permission, madame ?…

— Vous n’étiez pas à Paris, monsieur : pouvais-je vous la demander ?…

— Et la poste, madame ?… à quoi sert-elle, s’il vous plaît ? ajouta M. Villemont d’une voix étouffée par la colère. Ah ! vous donnez un bal, madame !… C’est très bien, parfaitement bien ! Vous savez pourtant que je n’aime pas tout cela !… Quoi ! madame, il n’y a pas huit jours que vous occupez cet appartement, et vous y donnez déjà bal masqué !… Pas mal ! pas mal ! pas mal !…

— C’est un plaisir très innocent, monsieur, dit Victorine avec insouciance, et je ne conçois vraiment pas que cela puisse vous déplaire.

— Oui, oui, j’ai tort de me fâcher, n’est-ce pas ? reprit M. Villemont en tournant la tête à droite et à gauche pour examiner les nouveaux ornemens du salon. Pardieu ! il faut avouer que vous ne vous gênez pas, madame de Saint-Borry ! partout des glaces, des vases de fleurs, des candélabres !… Vous n’épargnez pas la dépense ! — Tout à l’heure, je viens de voir dans votre salle à manger de magnifiques buffets, tout chargés de mets succulens, comme un étalage de marchand de comestibles !… votre escalier est plein de marmitons qui vont et viennent… et j’ai rencontré M. Chevet dans votre antichambre ! Qui diantre paiera tout ceci, madame ?…

— Moi, monsieur, répondit Victorine avec hauteur.

— C’est-à-dire moi, madame… répliqua M. Villemont, en faisant retentir plus fortement sa canne sur le parquet ; mais vous avez compté sans votre hôte, je vous en avertis… Je suis d’une autre pâte que M. Dubreuil, moi… et je ne me laisserai pas sottement ruiner.

— Parlez moins haut, monsieur, dit Victorine, qui, malgré son apparence calme et froide, était comme sur des charbons ardens. Je vous en conjure, pas de scène, pas de scandale !… Il est inutile que mes domestiques vous entendent… allons dans une autre pièce, où nous pourrons mieux nous expliquer…

Et, tout en parlant de la sorte, Victorine avait saisi le bras de M. Villemont, et cherchait à l’attirer dans une chambre voisine ; mais celui-ci s’écria d’une voix de tonnerre :

— Non, madame, je ne bouge pas d’ici… je reste !… Ah ! vous croyez que je suis d’humeur à payer les violons que vous faites venir en mon absence ?

— Je ne vous demande rien, monsieur, répliqua Victorine d’un ton offensé.

— Je ne paierai rien, madame.

— Je paierai sans vous, monsieur.

— Avec quoi, s’il vous plaît ? répartit M. Villemont en se croisant les bras, et faisant le gros comme un chat courroucé ; avec quoi ?… pro-