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le docteur gilbert.

sans résultat… Écoute, mon cher Anatole, voilà ce que je ferais si j’étais à ta place, c’est la chose la plus simple du monde : d’abord je défendrais tout net à ma femme de se mettre en route par un aussi mauvais temps ; je lui laisserais croire que je vais à Fontainebleau, et je passerais la nuit au bal sans qu’elle en sût rien.

— Laisse-moi ! laisse-moi, Gilbert ! s’écria Anatole en se précipitant vers la porte ; je fuis pour me dérober à tes funestes conseils !… Je ne veux consulter que la voix de ma conscience !… Non, je ne descendrai jamais au mensonge, à l’hypocrisie, pour satisfaire de mauvaises passions !… Je ne veux plus voir cette femme… je ne veux plus la voir !

Et sans que Gilbert pût le retenir, Anatole s’échappa du salon.

— Il a beau faire, pensa le médecin, il l’aime !… Que je parvienne seulement à le conduire chez Victorine, ne fût-ce qu’un instant, et je réponds du reste… Suivons-le.

Il eut bientôt rejoint Anatole.

VI.

Quatre heures venaient de sonner, et l’obscurité commençait à se répandre ; il tombait une pluie fine et continue qui assombrissait encore l’atmosphère : le temps devenait de plus en plus horrible.

Depuis une heure environ il se faisait beaucoup de bruit dans la cour, et des lumières passaient et repassaient aux fenêtres de l’appartement situé en face de celui d’Anatole. On apportait à chaque instant des paniers de vins de toute espèce, des provisions de bouche, des plats succulens et variés, sortis des souterrains gastronomiques de Chevet. L’escalier qui menait à l’appartement de madame Villemont était plein de domestiques allant et venant ; les marches de pierres disparaissaient sous un élégant tapis ; des caisses d’orangers, des vases de fleurs décoraient le vestibule inondé de parfums.

L’appartement de madame Villemont se composait de plusieurs vastes pièces à la suite les unes des autres, et magnifiquement ornées, où quelques ouvriers travaillaient encore à poser des glaces et des candélabres. Autour du salon, dessiné en ovale, étaient rangées des banquettes en velours cramoisi à franges d’or ; et, d’espace en espace, s’élevaient de légers piédestaux surmontés de statues et de fleurs.

— Allons, allons, mes amis ! disait madame Villemont aux ouvriers qui semblaient rivaliser de zèle et d’empressement ; dépêchons-nous… vite… songez qu’il est quatre heures passées !… Nous n’en finirons jamais !… Allons, dix francs de plus à chacun de vous, si, dans une heure, la besogne est terminée.

Et les yeux des travailleurs pétillèrent ; les coups des marteaux semblèrent redoubler d’énergie, et Victorine ne cessait de répéter : — Allons, allons, mes braves gens ! du courage ! du courage !

Madame Villemont était une femme de vingt-cinq ans ; mais elle paraissait en avoir un peu davantage, à cause de son embonpoint, qui n’altérait pourtant pas en elle la grâce et l’harmonie des proportions. Sa taille haute et cambrée, ses prunelles noires et pleines de feu, son profil romain, lui donnaient quelque chose de fier et d’impérial ; mais, par momens, sa physionomie sévère devenait douce et calme ; sa voix naturellement un peu métallique prenait des inflexions caressantes, et sa figure mobile une expression de langueur et de volupté, qui troublait l’âme et faisait bondir le cœur dans toute jeune poitrine.

Victorine était belle et régulière comme une statue antique ; et sa ma-