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le docteur gilbert.

— C’est elle-même, répondit le médecin. Vois un peu ce que l’amour est capable de faire : son joli boudoir, ses jolis meubles, elle a tout sacrifié pour se rapprocher de toi. Elle a loué un appartement magnifique, d’un prix exorbitant, rien que pour te voir quelquefois par hasard à une fenêtre !… Ingrat, et tu ne cours pas à l’instant lui demander pardon, te jeter à ses genoux et la remercier de tout ce qu’elle a fait pour toi !… Mais tu ne bouges pas ?… tu ne dis rien ?… quand tu devrais bondir de joie !… quand les cris d’amour devraient jaillir de ton âme ! Quoi ! tu n’es pas fier d’un pareil triomphe ? Une femme si brillante, si courtisée, qui ne peut faire un pas sans être environnée d’hommages, sans désespérer toutes les femmes, sans traîner après elle mille adorateurs !

— Elle a changé de nom, ce me semble ?… dit Anatole d’un accent voilé, en regardant fixement le docteur.

— Ah ! oui… balbutia Gilbert avec un certain embarras ; j’oubliais de te le dire ; au surplus, ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, c’est une espèce de manie. Elle s’appelle maintenant madame Villemont. Mais tout cela t’est parfaitement égal, n’est-ce pas ?… le nom ne fait rien à l’affaire. Eh ! que t’importe, dis-moi, qu’elle change de nom toutes les semaines, pourvu qu’elle te soit fidèle et ne change pas d’amour ?

Et tout en parlant, Gilbert attirait doucement vers la porte Anatole qui se laissait machinalement conduire.

— Anatole, reprit le médecin en baissant la voix d’un air mystérieux, je t’ai parlé tout à l’heure d’un grand bal masqué où je veux te mener ce soir… Eh bien ! c’est chez Victorine…

Anatole sentit ses jambes fléchir.

— Toutes les plus jolies femmes de Paris seront là ce soir en costumes magnifiques, poursuivit le docteur avec emphase ; oh ! ce sera, je te jure, un éblouissant coup d’œil ! Et toi, poète, tu serais un profane, un sacrilége, de manquer un pareil spectacle !

— Je n’irai pas, je n’irai pas ! dit Anatole dont les yeux flamboyaient.

— Mais tu sais bien que c’est exprès pour toi qu’elle donne ce bal, Anatole ? Vraiment, tu ne peux te dispenser de venir, sans impolitesse, sans cruauté.

Puis, tirant de sa poche une lettre, il la remit à Anatole, et lui dit :

— Tiens, voici ton billet d’invitation qu’elle m’a prié de t’apporter moi-même, de peur qu’il ne tombât entre les mains de ta femme, qui est un peu jalouse, comme tu sais… qui se travaille la tête pour une bagatelle.

Anatole ouvrit la lettre qu’il parcourut des yeux avec un frémissement involontaire.

Il parut hésiter un moment, et regarda Gilbert avec un mélange d’incertitude et d’anxiété.

— Ainsi, tu viendras, Anatole ? demanda le médecin.

— Non, décidément je ne puis, Gilbert… balbutia M. de Ranval en lui rendant la lettre ; moi, qui ai la réputation d’homme grave et studieux, me siérait-il de paraître, comme un jeune homme affamé de plaisirs, au milieu de ces folles joies ?

— Mais qui pourra te reconnaître ? répliqua le médecin ; tu seras déguisé, masqué, si bon te semble. Non, tu ne peux refuser cela à une pauvre femme qui t’aime !… Il faut que tu viennes.

— Gilbert, cesse de me presser, je t’en supplie !… il m’est impossible de t’accompagner, tu le sais bien ; je pars aujourd’hui pour Fontainebleau. Tous mes préparatifs sont faits, mon père m’attend…

— Eh ! de grâce, Anatole, interrompit Gilbert d’un ton de mauvaise humeur, si tu ne veux pas venir à ce bal, cherche au moins une excuse plus honnête, plus raisonnable !… Je t’ai déjà dit que ta présence à Fontainebleau est parfaitement inutile : que tu m’accompagnes ou non ce soir chez Victorine, je t’engage en ami à t’épargner une fatigue sans but,