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une bonne action de rabelais

— Le champ n’est point à moi, reprit l’honnête juif, qui refusait d’accepter ce que Rabelais voulait lui mettre dans la main : ce champ était en friche et paraissait n’avoir pas de maître ; je l’ai cultivé en pleine nuit, et j’ai cru pouvoir, sans faire tort à personne, m’en approprier la récolte, une chétive récolte de navets, la terre n’ayant pas été fumée et même suffisamment remuée… Dieu d’Abraham ! de l’or ! s’écria-t-il, en voyant briller les pièces d’or que le curé l’avait forcé de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier, que j’ai vu, cette nuit, dans le champ ?

— Quel sorcier ? lui demanda Rabelais, qui avait oublié la scène de la nuit et qui pensa que son malade devenait fou.

— Ah ! monsieur le curé, dit le juif, qui ne cessait de faire sonner les pièces d’or dans sa main, c’est une bien redoutable aventure : j’étais allé, vers minuit, dans ce champ, qui ne m’appartient pas, arracher les navets qui y avaient poussé. Ce devait être notre repas de famille ; on l’attendait avec grande impatience chez nous, car personne n’avait mangé depuis la veille. J’avais à peine la force de manier la pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu’un sorcier m’apparaît tout à coup ; il avait la face lumineuse d’un être infernal ; il portait sur sa tête un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau diabolique s’élevaient des flammes qui ne l’atteignaient pas, mais dont je sentais à distance la chaleur brûlante. Ce sorcier avait sur son épaule une botte de ces plantes vénéneuses qu’on ne cueille qu’au sabbat et qui ne poussent que dans les cime-