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une bonne action de rabelais

avec eux. Quant à moi, j’ai dîné chez monseigneur le curé.

On n’entendait, dans la cabane, que le bruit continu de trois mâchoires en mouvement, qui dévoraient à belles dents la nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait par petites portions, en leur recommandant vainement de modérer et de restreindre leur insatiable appétit.

— Pauvres gens ! murmurait-il, en sentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, si nous ne fussions venus à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, je vous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l’avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces, à la levée de table : associez-vous d’intention à ma prière, en vous tenant pour assurés que vous mangerez à présent tous les jours.

Rabelais, en effet, prononça la prière des Grâces en latin, comme si ses trois convives eussent été les meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance pendant cette courte prière qu’ils ne comprenaient pas. La reconnaissance de l’homme envers Dieu est un principe de toutes les religions.

— Monsieur le curé, notre sauveur, dit le lépreux dès qu’il put parler, mon fils Thadée vous a rendu la bourse avec tout ce qu’elle contenait, car je vous jure, par la loi de Moïse, que je ne l’ai pas ouverte.

— Oui, mon pauvre homme, répondit Rabelais en la sortant de sa poche et en l’ouvrant pour en retirer le contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m’a été donnée par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, par droit coutumier, puisque c’est vous qui l’avez trouvé, ce matin, dans votre champ.