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une bonne action de rabelais

noire qu’un drap mortuaire. La porte entr’ouverte faisait entrer assez de jour dans ce triste réduit pour que Rabelais pût distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de misère : la femme, dont le visage cadavéreux ressemblait à celui d’une morte ; le mari, qui n’avait plus figure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu tous ses traits dans une plaie vive et purulente, où les yeux seuls avaient encore de la vie et de l’expression, Rabelais, à cet aspect, éprouva un invincible sentiment d’horreur et de pitié.

— Que le bon Dieu vous bénisse, pauvres gens ! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la main de Dieu qui l’avait frappé et le glorifiait avec révérence dans le secret de sa sainte volonté.

— Si je n’avais foi en Dieu, comme Job, répondit d’une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n’aurais pas supporté jusqu’à présent le fardeau de la vie ! Depuis tantôt un an, j’ai été tout à coup affligé de la lèpre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d’horreur à moi-même ; depuis tantôt un an, j’ai perdu tout ce que j’avais loyalement acquis dans le négoce et qui était la fortune de mes enfants ; depuis tantôt un an, ma bien chère femme est atteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir ; depuis tantôt un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et résignation tout ce qu’on peut souffrir du froid, de la misère, et souvent de la faim… Eh bien ! ceux de ma race et de ma religion m’ont fermé leur cœur et