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une bonne action de rabelais

distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s’avancer vers cet homme, qui lui tournait le dos et ne l’avait pas encore aperçu. La clarté de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux, qu’il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s’arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ.

— Bonhomme ! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l’heure où tout le monde dort ?

L’homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n’avait pourtant rien de comminatoire ni d’impérieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n’eut pas la force de s’enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu’il n’avait fait qu’entrevoir. C’est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l’eût pas reconnu : les vers luisants qu’il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu’il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau ; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu’il portait sur son épaule, et il tenait d’une autre