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une bonne action de rabelais

Le curé de Meudon ne se sépara qu’à regret de cette intéressante jeune fille, qu’il se reprochait de laisser seule, mais elle s’était refusée absolument à l’accompagner jusqu’à Meudon. Il se hâta de rentrer au village et d’aller porter au four banal le pain qu’il avait à y faire cuire. Il n’adressa la parole à personne et ne répondit à aucune des questions qu’on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement : « Ceci est le pain des pauvres ; je le recommande à mes paroissiens. » Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l’inconnue fût cuit. Deux heures n’étaient pas écoulées, qu’il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu’il remit sous le linge dans la corbeille, et qu’il emporta, en hâtant le pas, à l’endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille.

Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir ? Combien de temps faudrait-il l’attendre ? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vînt pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu’une chrétienne à des sévices et à des outrages de la part de tant de gens qui ne respectaient ni l’honneur ni la vie de leur prochain.

Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple