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comme un condamné à mort qu’on va mener à la potence. Après avoir pris cette cruelle précaution contre la peur et la fureur du pauvre garçon, il reparut en public et annonça que son nègre sortait à peine d’une violente crise, qu’il avait domptée, heureusement, au moyen d’un élixir, panacée souveraine contre toute espèce de maux.


L’élan était donné, et ce fut à qui viendrait tendre la bouche aux tenailles de l’impitoyable exécuteur : le fauteuil consacré aux victimes de ses actives opérations ne restait pas vide une minute, et la concurrence augmentait à mesure que les dents tombaient autour de l’impassible Fagottini, qui se surpassa en adresse et en activité ; il ne déposait ses outils que pour recevoir le prix de ses services, quelquefois avec les malédictions de ses clients : quelquefois la gencive suivait la dent arrachée, ou bien, par quiproquo, la dent saine éprouvait le sort réservé à la dent malade, ou bien aucun effort ne réussissait à extirper une racine engagée profondément dans ses alvéoles ; mais, en général, sauf des cris d’hommes et des pleurs de femmes, chacun s’en allait en silence, la mâchoire plus ou moins dégarnie ou ébranlée, avec la consolante persuasion de voir les dents absentes repousser, la nuit même, par la vertu de l’élixir avec lequel on devait laver la plaie.


— Par le grand saint Hubert, qui préserve de la rage ! répétait Fagottini, à chaque dent enlevée : empêchez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaie saignante ; autrement ; l’élixir que je vous baille gratuitement, par dessus le marché, serait comme nul et sans puissance ; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, qui peut