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vendaient prières, croix, chapelets, qu’ils disaient bénits par le pape ; ailleurs, des escamoteurs et des prestidigitateurs, habillés de couleur éclatante, stupéfiaient leur auditoire par les phénomènes de la magie blanche ; tel montrait un chien savant, tel un âne sauteur, tel un singe gambadant et grimaçant, pour affriander les badauds autour d’un étal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou de sucrerie ; le bon public se laissait prendre à ces amorces, qui réussissaient toujours, quoique plus vieilles que le Pont-Neuf.

Mais, à cette époque, les deux coryphées de ce fameux pont, lesquels, à toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour d’eux un cercle d’auditeurs crédules et bénévoles, c’étaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont les échoppes s’élevaient face à face sur le terre-plein du Pont-Neuf, vis-à-vis l’entrée de la place Dauphine, et semblaient s’être emparées de tout cet espace vide, que dominait le Cheval de bronze, surnom populaire donné à la statue équestre du roi Henri IV.

Le Savoyard, qui devait ce sobriquet à son pays de naissance et à son patois fortement accentué, s’appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C’était une sorte de rhapsode ou poète chanteur, taillé en Hercule, aveugle comme Homère et velu comme un ours. Il composait des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les répétait, lentement, d’une voix enrhumée et monotone, qu’accompagnaient en désaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La générosité des spectateurs n’était pas taxée, et la vente de quelques naïves poésies, imprimées sur papier gris et vêtues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maître Philippe,