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Europe qui compte au moins soixante-dix millions d’hommes ; ses peuples sont chrétiens, et ne diffèrent de nous que par la rupture de l’unité, car, pour le dogme, entre eux et nous le débat est peu de chose ; cet empire renferme deux éléments, l’un civilisé, l’autre barbare, ce qui est admirable pour la force ; la nation est pieuse de sa nature : et cependant avec ses soixante-dix millions d’hommes, avec ses ressources de civilisation et de barbarie, avec son christianisme, l’empire russe n’a pas pu produire encore une fille de Charité : ni lui, ni toutes les puissances protestantes ensemble ! Pourquoi ? C’est que, pour aimer à un certain degré, il faut une foi profonde ; il ne faut pas seulement une raison qui sache discuter, mais il faut adorer, s’abîmer, s’anéantir ; jamais les protestants, avec leur vertu d’honnêtes gens, n’arriveront à ce qu’il faut de folie dans l’amour. On reproche à nos saints d’avoir été des insensés : oh, oui ! ils avaient perdu le sens ! Est-ce qu’on peut aimer sans être fou ? Aimer, c’est s’immoler, c’est estimer la vie de celui qu’on aime plus que deux mille fois la sienne ; c’est préférer tout, les tortures, la mort, plutôt que de blesser dans le fond du cœur celui que l’on aime. N’est-ce pas là de la folie ? Souvenez-vous de ces soldats qui, dans des temps encore voisins de nous, allaient, sans souliers et sans pain, combattre sur la frontière, et mouraient contents, en criant de leur dernier souffle : Vive la république ! C’était aussi de la folie, mais de cette folie sublime qui crée et sauve les nations, et qui, agrandie sur le