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seront exempts l’homme et la femme naturelle. Plus heureux encore ils n’auront ny les regrets du passé, ny les craintes de l’avenir ; il ne seront ny tourmentants ny tourmentés, par leur humeur chagrine[1]. Écoutez ce vieillard ; à l’entendre, tout s’altère, tout périclite autour de lui ; les mets sont moins succulents, les femmes moins belles, la joïe moins franche, tous les plaisirs moins vifs. Semblable à ce passager qui vogue pour la 1re fois, séduit par son jugement, il croit que les objets le fuient et ne s’apperçoit pas que c’est lui qui s’éloigne ; comme lui, il paroit oublier le terme de sa course et ne s’occupe que de son départ ; cette terre, qu’il ne doit plus revoir, occupe encore touttes ses affections ; ses regards, fixés vers elle, décèlent assez les idées qui l’occupent, bientôt il ne distingue plus les objets, mais il regarde la place où il les a vûs ; il cherche à se faire illusion, il veut croire qu’il voit encore. Tandis que l’homme naturel suit tranquillement la pente douce et facile qui doit le conduire au repos éternel, le vieillard du siècle dispute avec acharnement une place que la nature destine à sa postérité. Placé dans un sentier étroit, entre le roc escarpé et un précipice sans fond, il s’y traîne en tremblant, il se tient à tout ce qu’il rencontre, il voudroit gravir encore et remonter vers la jeunesse ; retour impossible ; son temps est fait. L’un arrive enfin,

  1. Nous ne craignons pas de mettre l’humeur au rang des maladies, et d’assurer qu’elle est plus pénible encore pour celuy qui l’a que pour ceux qui la supportent.
    Note de Ch. de L.