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— Un coup de cœur, Bianco ! redit la voix. Il ne te reste que cinq milles à parcourir. Vois ce petit bois, là-bas ; quand tu l’auras franchi, nous commencerons à apercevoir les lumières de la maison vers laquelle nous nous dirigeons. Il me l’a assuré, tu sais, Bianco, et il ne peut pas s’être trompé… Tiens, voici le bois ! Courage, Bianco, courage !

La voix de la jeune écuyère tremblait légèrement cependant, et elle pâlit un peu, au moment de pénétrer dans le bois : sous ces grands arbres, elle le sait, elle va courir un affreux danger, car le tonnerre éclate avec fracas, à chaque instant, et les éclairs sont presque continuels.

Il fait noir, bien noir, dans le bois, où elle a peine à trouver un sentier ; mais le cheval semble connaître la route et il avance, d’un pas assuré.

À plus d’une reprise pourtant, Bianco fait un écart, il dresse les oreilles et hennit de frayeur… La jeune fille sait bien pourquoi : au loin — très au loin, heureusement — elle entend le hurlement du coyote.

— Dieu me voit ! Il est partout, se dit-elle ; il me protégera ! C’est le temps ou jamais de me rappeler la devise des Monthy : Rien ne craint !

Se penchant soudain, elle prend, dans une des poches de la selle, un revolver, qu’elle passe à sa ceinture.

— Il vaut mieux être prête à toute éventualité ! se dit-elle. En avant, Bianco, brave Bianco !

Les hurlements sont moins éloignés maintenant, et voilà que Bianco part au grand galop. Le cheval-fantôme a pris le mors aux dents, et celle qui le monte a beau essayer de le retenir, elle n’y parvient pas. La situation semble être désespérée, car le sentier est parsemé de pierres, qui roulent sous les pieds du cheval et vont se perdre dans quelqu’abîme, qu’on ne peut apercevoir, mais qu’on devine, dans l’ombre : de plus, la jeune écuyère entend le bruit d’une chute d’eau ou d’un rapide, et le bruit que fait cette eau paraît effrayer le cheval, autant que le hurlement du coyote.

Mais Bianco a le pied sûr ; de plus, il connaît la route, et bientôt le bois est franchi.

Un soupir de soulagement s’échappe de la poitrine de la jeune fille, car presqu’aussitôt, elle aperçoit, à moins d’un demi-mille, une maison, dont le premier étage est brillamment éclairé ; c’est là sa destination.

— Voici les Peupliers ! murmura-t-elle. Du train que nous allons, nous y arriverons dans quelques minutes. Hâte-toi, Bianco !

Mais, le cheval n’a pas besoin d’encouragement ; il connaît cette maison vers laquelle il se dirige. Sans même attendre la pression de la main qui le guide, il tourne à gauche et entre, de lui-même, dans une avenue bordée de peupliers, au fond de laquelle est une grande maison blanche, entourée de galeries peintes en vert : cette résidence c’est les Peupliers.

La jeune fille descend de cheval, puis, apercevant une sorte de remise vers la droite, elle y conduit Bianco, et l’attachant par la bride, elle le caresse doucement.

— Brave Bianco ! Bon cheval ! dit-elle. Tu as parcouru à bonne allure ces quinze milles depuis les Barrières de Péage jusqu’ici. Repose-toi, pauvre bête !… J’enverrai quelqu’un qui te donnera des soins ; car nous ne retournerons que quand poindra le jour. Il est minuit et vingt minutes, reprit-elle, en regardant l’heure à sa montre ; tu auras le temps de te reposer, cher Bianco.

La jeune fille se dirigea ensuite vers la maison. Elle monta de larges marches de pierre, puis elle sonna à la porte d’entrée. On prit un temps assez long pour se décider à ouvrir ; mais enfin, elle entendit tirer les verrous, et elle se trouva en face d’un domestique aux cheveux blancs.

— C’est bien ici que demeure M. de Vilnoble ? demanda la jeune fille.

— Oui, mademoiselle, répondit le domestique. Mais M. de Vilnoble est malade, très malade… même, il est à la dernière extrémité.

— Raison de plus pour que je lui parle, sans perdre un instant ! dit la jeune fille. Vous êtes Adrien, n’est-ce pas, le fidèle Adrien ?

— Oui, Mademoiselle, répondit le vieillard. Je suis Adrien, depuis au-delà de vingt ans, domestique de M. de Vilnoble.

— Adrien, je suis envoyée ici par M. Hugues de Vilnoble ; je viens de sa part.

— De la part de M. Hugues ! s’écria Adrien. Ô Mademoiselle, veuillez me suivre !… Mon pauvre maître, quoiqu’il soit mourant, retrouvera un reste de vie pour vous écouter lui parler de son fils bien-aimé… C’est M. Hugues qui vous envoie !… Venez, Mademoiselle ; je vais vous conduire après du cher moribond mon vieux maître, venez !… Ah ! c’est le ciel qui vous a conduite ici !


CHAPITRE II

BARRIÈRE-DE-PÉAGE


À quinze milles des Peupliers se dressait une modeste maisonnette, demeure du gardien de la barrière de péage. Cette maisonnette était désignée par tous du nom de Barrières-de-Péage, et Barrières-de-péage était aussi, en quelque sorte, un point de repère dans les environs. Depuis dix ans, la barrière avait eu le même gardien : un nommé Philippe Monthy.

La barrière de péage, la maisonnette de Philippe Monthy et ses dépendances étaient construites sur un îlot. Autrefois, il avait fallu faire un long détour pour franchir la rivière des Cris, large de 250 pieds, en cet endroit. La rivière des Cris, qui coule très au nord de la Saskatchewan, est profonde, et elle coupait la route tout à fait ; c’est pourquoi un pont avait été construit, l’îlot servant de base à ce point. De cette manière, les voyageurs venant de l’est ou de l’ouest, n’avaient plus à faire un inutile détour. Une barrière de péage avait été établie ensuite, et c’est Philippe Monthy qui en avait obtenu la garde.

En avant de la maisonnette du gardien, des fleurs de toutes nuances, et des arbres fruitiers croissaient en qualité, faisant de ce coin de l’îlot un vrai lieu de délices. Des fenêtres de la maisonnette, on voyait la ri-