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libert.

— Si tu le veux, petite Rita, dit Armand, je vais te porter sur le radeau tout de suite ?

— Vous êtes capable de me porter jusque là ? Bien sur, bien sûr, M. Lagrève ? demanda l’enfant. Je suis bien pesante, vous savez ; M. Hugues dit…

— Malgré ton grand poids, je suis capable de te porter mignonne, assura Armand en souriant. Désires-tu que je transporte L’Ouragan sur mon dos, pour te prouver comme je suis fort ?

Elle fut très amusée de cela, et bientôt, Mme Dussol, le Docteur, Lucie et Armand, ce dernier portant Rita dans ses bras avec grandes précautions, arrivèrent sur le radeau.

Ce fut un gai festin, et malgré les taquineries de Lucie, la salade préparée par Armand eut un grand succès. La veillée se passa sur le radeau, puis vers les dix heures, la machine de L’Ouragan fut arrêtée et tous s’installèrent le plus confortablement possible pour passer la nuit au milieu du lac des Cris.

À sept heures, le lendemain matin, le village flottant se remit en marche, et à onze heures précises, on accosta à l’Île Rita.


CHAPITRE XXI

L’ÎLE RITA


L’Île Rita avait vraiment belle apparence et elle semblait très fertile, car des arbres y croissaient en quantité et le sol était, ailleurs, couvert d’une sorte de mil et aussi de trèfle qui devaient être excellents, à en juger par l’empressement que mirent Bianco et Netta à en manger, aussitôt qu’ils eurent été débarqués sur l’île.

Roxane, en abordant ce coin de terre où Hugues allait, pour toujours, sans doute, fixer sa demeure, se sentit tout attristée. Cette île, perdue au milieu du lac des Cris, était peu connue des navigateurs ou touristes, ou plutôt, ils ne prenaient pas la peine d’y aborder. Elle le savait d’avance cette pauvre Roxane, elle aurait le cœur bien gros chaque fois qu’elle penserait à son fiancé, condamné à vivre loin de ses semblables ainsi. Combien elle regrettait de n’avoir pas insisté pour que leur mariage se fît, avant de quitter la terre ferme ! Mais Hugues, malgré le bonheur que lui assurait la vie avec Roxane, n’avait pu y consentir. Non, il n’allait pas risquer l’insuccès sur l’île, et que sa bien-aimée n’y eut pas, du moins, le nécessaire. Il préférait attendre, afin d’offrir à la jeune fille, plus tard, le confort auquel elle était habituée.

Hugues aimait son île ; tout de même, il faisait d’assez sombres réflexions, en l’abordant. Pendant combien d’années serait-il obligé d’y vivre et quand serait-il en mesure de pouvoir offrir à Roxane de partager sa vie ?… N’aurait-il pas dû insister pour lui rendre sa parole à sa fiancée chérie ?… Sa Roxane, qui serait digne de porter une couronne de reine !

Mme  Dussol, elle, ne songeait qu’à l’asile sûr que son fils allait trouver sur cette île perdue. Sans doute, il lui en coûterait d’abandonner son Armand, mais elle ne pourrait le laisser en meilleure compagnie, et puis, une grande sympathie, une sincère amitié liait déjà les deux cousins ; s’ils n’étaient pas tout à fait heureux sur l’île Rita, ils ne sauraient non plus être malheureux.

Armand, s’il ne se fut dit que, dans deux jours, Lucie quitterait l’île pour n’y plus revenir, aurait été parfaitement heureux sur ce domaine appartenant à son cousin. Obligé de se dérober à la justice, aurait-il pu trouver un lieu plus sûr que l’île Rita ?… S’il n’avait pas rencontré Lucie de St-Éloi, Armand se serait considéré bien chanceux, lui qui, pendant deux ans, n’avait connu d’autre demeure que l’étage supérieur de l’asile gauche des Peupliers. Regrettait-il que le hasard lui eut fait rencontrer Lucie ? Certes non, car le souvenir des quelques heures passées en sa présence lui aiderait à supporter les jours sombres que lui réservait peut-être l’avenir.

Et Lucie ? Que pensait-elle de l’île Rita ? Elle en était tout bonnement enchantée, et ce petit coin de terre lui paraissait être un vrai paradis terrestre. Peut-être y avait-il une raison pour son enthousiasme, et c’est cette raison qui faisait que son cœur se serrait, à la pensée de retourner, dans deux jours, sur « la prosaïque terre ferme », disait-elle. Lucie aimait Armand Lagrève… Que résulterait-il de cet attachement entre ces deux jeunes gens ?… « Rien de bon », pensait Mme Dussol ; ils souffriraient tous deux. Sans doute, Lucie était libre de disposer de son cœur et de sa fortune à sa guise ; « mais se disait la mère d’Armand, quand elle apprendrait que celui qu’elle aimait était un évadé de prison, qu’il avait été condamné à la potence (pour un crime dont il était innocent, il est vrai) que ferait-elle ? Car, tant que le véritable meurtrier de l’étranger de l’auberge du Tigre-Rampant n’aurait pas été découvert, Armand Lagrève était coupable, aux yeux de la loi. Lucie, quand elle apprendrait cela…

Les seuls véritablement heureux, éprouvant une joie sans mélange d’être rendus à l’île Rita étaient le Docteur Philibert et petite Rita… si on veut en excepter Célestin, qui n’était pas fâché d’avoir quitté l’atmosphère surchauffé de la machine de L’Ouragan. Le Docteur Philibert jouissait de ses vacances, sans arrière-pensée. Le fait est qu’il avait réellement besoin de se reposer, et pouvait-on rêver un endroit plus beau pour y passer son congé ! L’Île Rita, c’était, idéal, à l’avis du médecin.

Quand à Rita, n’était-elle pas sur son île, du moins, l’île qui portait son nom ? C’était tout dire, et la pauvre petite était si heureuse qu’elle ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’elle ressentait. À l’âge qu’avait Rita, on ne pense pas beaucoup au lendemain. Roxane, elle songeait déjà à la séparation ; mais à Rita, le présent suffisait.

Pourtant, il y avait un être vraiment malheureux d’être arrivé sur l’île, c’était Souple-Échine. De fait, le petit Sauvage était triste, triste, depuis qu’on avait quitté la terre ferme. C’est que ça ne lui allait pas du tout l’eau et le grand air, pour le moment.