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— Vraiment, Monsieur, vous avez connu mon bien-aimé père ! s’écria la jeune fille. Puis, avide d’informations, elle demanda : Connaissez-vous ce bois qui est à trois milles à peu près d’ici, dans la direction de l’ouest ?

— Oh ! oui, Mademoiselle, répondit l’homme : c’est la Forêt des Abîmes.

— La Forêt des Abîmes ! répéta Roxane.

— Nom assez sinistre, n’est-ce pas, Mademoiselle ? dit l’homme, en souriant. Mais, si jamais vous vous dirigiez de ce côté, ayez bien soin de ne pas vous tromper de route : celle de gauche, en allant vers l’ouest, est la seule praticable ; c’est une belle route aussi, car elle longe la rivière des Cris, jusqu’à la tête du lac de ce nom.

— Et la route de droite ? demanda Roxane, d’une voix qui tremblait un peu.

— La route de droite ?… Dieu vous préserve d’être jamais prise là, Mlle Monthy !… Il n’y a qu’un sentier, au nom aussi sinistre que celui de la forêt elle-même : le Sentier de la Mort. Ce sentier est, en quelque sorte, suspendu entre deux abîmes, et quiconque s’y hasarde n’en revient jamais.

— Merci pour les renseignements que vous avez bien voulu me donner ! dit Roxane, car le cavalier se disposait à partir.

Cet homme était loin de se douter que cette jeune fille avec qui il venait de causer, la gardienne des barrières de péage, avait, deux fois, parcouru la Forêt des Abîmes sur le Sentier de la Mort : la première fois, la nuit, au fracas du tonnerre et à la lueur des éclairs, sur un cheval ayant le mors aux dents ; la deuxième fois, tout à l’heure, alors que le soleil levant lui révélait les terribles dangers de ce sentier !

— J’espère que je finirai par oublier les dangers que je viens de courir, se disait Roxane ; cela finirait par m’énerver tellement ! Quand je serai de retour chez-nous, en sûreté auprès de petite Rita, je n’y penserai plus, probablement… Et cela me fait penser qu’il serait temps de partir. Allons, Bianco, dit-elle tout haut, aux Barrières-de-Péage, et d’un bon train !.

Nous avons vu Roxane arriver chez elle, nous avons vu aussi avec quelle joie elle a été reçue.

Comme elle se mettait à table pour déjeuner, quelqu’un frappa à la porte de la cuisine.

— Entrez ! fit-elle.

Le vieux facteur rural, le père Noé entra.

— Tiens, bonjour, père Noé ! dit Roxane. Vous êtes, comme toujours, le très bienvenu !

— Bien l’bonjour, Mam’zelle Roxane !

— Avez-vous déjeuné, père Noé ?

— Pas encore, Mam’zelle Roxane. Vous êtes bien honnête de me l’demander.

— Asseyez-vous, alors, et tenez-moi compagnie, dit la jeune fille, en plaçant un couvert sur la table. Avez-vous fini votre tournée, ou bien si vous ne faites que la commencer ?

— J’lai finie, Mam’zelle Roxane… J’ai deux revues pour vous, et aussi une lettre.

— Une lettre ! Vraiment !

— Voulez-vous que j’vous la r’mette tout d’suite votre lettre, Mam’zelle Roxane ?

— Non, non ! Rien ne presse. Quand vous aurez déjeuné ; la lettre peut attendre. Tenez, prenez de cette omelette ; elle est excellente.

— Et Mam’zelle Rita est en bonne santé, je l’espère ?

— Merci, père Noé, Rita se porte bien. Elle est avec Belzimir, dans le moment. Belzimir est à faire un petit appartement dans l’étable pour y loger un lapin que j’ai donné en cadeau à ma petite sœur.

— Chère petite Mam’zelle Rita ! s’exclama le vieux facteur. Eh ! bien j’vais aller donner un coup de main à Belzimir, si vous n’avez pas d’objections.

— Au revoir, alors ! dit Roxane. Vous passerez la journée avec nous ?

— Si vous voulez m’garder, je demande pas mieux que d’rester, bien sûr, Mam’zelle Roxane !

Aussitôt que le père Noé fut sorti, Roxane prit connaissance de la lettre que le facteur lui avait remise. En hâte, elle ouvrit l’enveloppe, car elle avait reconnu l’écriture de son amie Lucie de St -Éloi, l’enveloppe était bordée de noir ; la lettre contiendrait donc de mauvaises nouvelles… La grand’mère de Lucie peut-être ?…

Oui, Mme de St -Éloi était morte, et c’est pour apprendre cette triste nouvelle à son amie de cœur Roxane que Lucie écrivait. De la mort de sa grand’mère, elle avait le cœur brisé, car une affection presque extraordinaire avait lié Mme de St -Éloi et sa petite-fille Lucie.

Lucie, qui était restée orpheline, avait été adoptée par sa grand’mère à l’âge de deux ans. Mme de St -Éloi avait fait la vie belle pour sa petite-fille, et maintenant, elle n’était plus… Pauvre Lucie ! Sur chaque page de sa lettre se voyait la trace de ses larmes.

Dans un post scriptum, elle annonçait à Roxane qu’elle se proposait d’aller passer quelques jours aux Barrières-de-Péage. Pas maintenant ; dans un mois peut-être, si on était disposé à la recevoir.

Roxane se dit qu’elle écrirait à Lucie, le soir même, et qu’elle l’inviterait à venir passer le reste de la belle saison aux Barrières-de-Péage.

Cette amitié entre Roxane et Lucie datait de trois ans. Il y avait trois ans, en effet, Philippe Monthy avait loué Mon Refuge à Mme de St -Éloi, et dans cette petite cabane, elle avait passé tout l’été, avec Lucie et un domestique. Les deux jeunes filles, Roxane et Lucie, se voyaient tous les jours, et aussitôt, une amitié sincère et qui devait durer toute leur vie, les unit l’une à l’autre. Quand Mme de St -Éloi revint à Mon Refuge, l’année suivante, la joie avait été grande aux Barrières-de-Péage. Rita, elle aussi aimait beaucoup Mme de St -Éloi et Lucie. À Mme de St -Éloi petite Rita avait voué un véritable culte ; c’est que la grand’mère de Lucie comblait de gâteries la petite infirme.

Les réflexions de Roxane furent interrompues par le timbre résonnant dans la salle d’entrée : quelqu’un abordait le pont.

— Si c’était donc le médecin ! se dit-elle.

Elle courut à la fenêtre ayant vue du côté ouest de la route et elle vit une voiture s’ap-