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P. S. J’essayerai de vous faire parvenir des nouvelles de M. Hugues, dans le courant de la semaine prochaine, par le père Noé.

R. M.


Ce billet, Roxane le mit, bien en évidence, sur un petit guéridon. En plaçant le papier, elle aperçut le vin et les biscuits que le domestique avait mis dans sa chambre la nuit précédente. Elle avait été tellement fatiguée quand elle s’était retirée pour le reste de la nuit qu’elle s’était couchée sans prendre une bouchée de nourriture. S’apercevant soudain qu’elle avait faim, elle versa un peu de vin dans un verre et elle le but, tout en grignotant un biscuit. Ensuite, elle quitta sa chambre.

Marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas attirer l’attention, Roxane enfila le corridor de gauche — où était la chambre mauve — puis le corridor principal. Ouvrant la porte d’entrée, elle sortit dans l’avenue des Peupliers, sans avoir rencontré âme qui vive ; tous étaient auprès de M. de Vilnoble, probablement.

Au bout de l’avenue étaient les écuries, et Roxane eut vite trouvé celle qui abritait Bianco, qui se mit à hennir et à piétiner, en entendant le pas de la jeune fille.

— Beau Bianco ! dit Roxane, en s’approchant du cheval. Nous allons retourner chez-nous ; c’est là qu’est ton maître, tu sais. Mais, tout d’abord, je vais te donner une bonne portion d’avoine.

Il est douteux que Bianco eût compris tout ce que Roxane lui disait ; ce qu’il comprit et apprécia parfaitement cependant, c’est qu’elle plaçait devant lui une généreuse portion d’avoine, qu’il mangea avec des hochements de tête très significatifs.

Il était quatre heures et demie quand Roxane quitta les Peupliers. Le temps était magnifique. L’orage de la veille avait, en quelque sorte, lavé le firmament. Le soleil se levait dans des nuages de pourpres et d’or, et les oiseaux commençaient à gazouiller dans leurs nids ; ce serait une admirable journée !

Voici déjà le bois dans lequel Roxane avait tant eu peur, la nuit précédente ; il n’avait certainement pas une apparence aussi sinistre, aux lueurs de l’aurore… Cependant, elle se dit qu’elle ne sera pas fâchée d’en sortir et de reprendre la grande route.

Bianco connaît son chemin, évidemment, car il reprend, de lui-même, celui qu’il avait suivi, la veille.

Roxane admirait le sentier qu’elle suivait : les arbres, dont les faîtes se rejoignaient, formaient une arche au-dessus de sa tête. À travers la feuillée, le soleil projetait ses rayons, encore discrets. On allait lentement, trop lentement, au gré de la jeune écuyère.

— Allons ! Dépêche-toi donc, Bianco ! dit-elle. Au train que tu vas, nous n’arriverons aux Barrières-de-Péage que juste pour dîner. Un temps de galop, Bianco ! Marche, bonne bête !

Le cheval partit au galop ; mais bientôt son galop se ralentit peu à peu, puis il se remit au pas.

— C’est singulier ! se disait Roxane. Bianco serait-il malade ?… La nuit dernière, il a passé ici en coup de vent ; ce matin, il ne veut pas marcher autrement qu’au pas…

À peine eut-elle fait ces réflexions que, jetant un regard autour d’elle, elle s’aperçut de la raison de la paresse inexplicable du cheval ; on longeait un précipice… Un terrible précipice, dont le soleil ne devait jamais parvenir à éclairer les sombres profondeurs. Les bords de ce précipice tombaient à pic comme un mur, et quatre pieds à peine séparaient Roxane de ce gouffre, qui était à sa gauche. À sa droite, le terrain se creusait aussi en une sorte de ravin d’une quinzaine de pieds de profondeur ; au fond de ce ravin coulaient en bouillonnant, les eaux d’un rapide.

Entre ces deux abîmes, un sentier de quatre pieds au plus se déroulait, ainsi qu’un pont, pont sans garde-corps pourtant !

Notre héroïne sentit le cœur lui manquer. Elle ne pourrait chevaucher longtemps ainsi… La sensation du vertige la saisirait bientôt ; irait-elle se précipiter dans un de ces insondables abîmes ?…

Retourner en arrière et chercher un autre chemin ; voilà ce qu’il lui restait à faire… Hélas ! la chose était impossible. Il lui faudrait faire marcher le cheval à reculons, tandis qu’elle resterait sur la selle, car le sentier était trop étroit pour lui permettre de marcher à côté de sa monture.

Un bruit de petites pierres roulant dans les gouffres lui rappela la course vertigineuse de Bianco, la veille… Ce roulement presque continuel des pierres, ainsi que le bruit des rapides lui étaient parvenus, comme en ce moment… et c’est le mors aux dents que le cheval était passé ici, la nuit précédente ! Dans l’obscurité, elle n’avait pas vu les terribles dangers du chemin ; combien elle eût voulu ne pas les voir ce matin ! !

De place en place, un mur de pierre s’élevait, du côté droit du sentier et ce mur se continuait pendant plusieurs arpents… Ce gouffre d’un côté, ce mur de l’autre…

Soudain, Roxane, la brave et courageuse Roxane se mit à pleurer, car l’attraction du vide se faisait sentir, à chaque instant davantage. Malgré toute sa volonté, elle ne pouvait détacher ses yeux de ce qui l’entourait : sans cesse, son regard se portait, soit du côté gauche du sentier où était l’abîme, soit du côté droit où était le mur en pierre. À son imagination surexcitée, ce mur semblait être zébré de figures menaçantes. À un moment donné, une pierre très en relief présenta la figure grimaçante d’un monstre, et la jeune amazone fit aussitôt un mouvement, comme pour se précipiter du côté opposé, c’est-à-dire dans le gouffre.

— Je sais ce que je vais faire, se dit-elle ; Je vais fermer les yeux et laisser Bianco marcher à sa guise. Je puis avoir confiance en son instinct, quoiqu’il soit de toute évidence qu’il s’est trompé de chemin… J’aurais dû chercher un autre sentier ; il doit y en avoir un, vers la droite, qui longe le lac des Cris… Dans tous les cas, je vais fermer les yeux et me fier à l’instinct