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cela ?

— Mais, dis-moi, ma pauvre enfant, qui aimes-tu ? Serait-ce le notaire Champvert ?

— Le notaire Champvert ! s’écria Yseult. En voilà un que je déteste… encore plus peut-être que mon cousin ! Savez-vous combien de fois cet homme m’a demandé en mariage ?… Cinq fois ! La semaine dernière encore…

— Je suis contente que tu n’aimes pas ce garçon, ma fille, car c’est un piètre individu, je crois… Fasse le ciel que l’un de mes enfants, au moins, soit heureux !

D’un bond, Yseult fut auprès de sa mère. Lui serrant les mains à les briser, elle s’écria ; les lèvres pâles, les yeux dilatés :

— « L’un de mes enfants » dites-vous ! Mais, vous n’avez jamais eu d’autre enfant que moi ! Qu’avez-vous voulu dire ? Allons, parlez ! Expliquez-vous ! Je veux savoir !

Mme Dussol essaya, mais en vain, de dégager ses mains de l’étreinte de sa fille. La mère d’Yseult était pâle, si pâle que la jeune fille crut qu’elle allait s’évanouir ; de plus, un tremblement nerveux la secouait toute.

— Ai-je dit : l’un de mes enfants ? demanda-t-elle, avec un sourire contraint. Je voulais dire… Ah ! vois-tu, ma fille, dans l’état d’énervement où m’a jetée la mort de mon frère, je ne me rends pas tout à fait compte de ce que je dis… Tu es ma seule enfant, Yseult, et je prie Dieu continuellement pour que tu sois heureuse.

Cette explication sembla satisfaire Yseult, car aussitôt, elle parla d’autre chose :

— Quand les Peupliers m’appartiendront, dit la jeune fille, je ferai abattre ces arbres autour de la Roche Noir car ils empêchent la vue de s’étendre sur le lac des Cris, vers l’est. Je ferai aussi remplir, de nouveau, le lac artificiel, dans l’avenue des Peupliers, puis je ferai restaurer et meubler à neuf l’aile gauche de cette maison, du moins l’étage supérieur.

— L’étage supérieur de l’aile gauche ! s’écria Mme Dussol. Assurément, Yseult, tu ne toucheras pas à cette partie de la maison, qui est sacrée, en quelque sorte. C’est là qu’est morte ma belle-sœur, la femme de ton oncle de  Vilnoble, la mère de Hugues…

— Et c’est là que, d’après les domestiques, la défunte Mme de Vilnoble marche, presque chaque nuit.

— Hein ! cria Mme Dussol, en portant la main à son cœur. Mon Dieu, chère enfant, tu ne me dis pas que les domestiques…

— Eh ! oui. Même le vieil Adrien, prétend avoir vu l’ombre de la défunte se dessiner sur l’une des fenêtres de l’aile gauche, il y a quelques semaines… D’où venez-vous, ma mère, que vous ne sachiez rien de la superstition qui règne parmi le personnel des Peupliers ?

— Tu te trompes !

— Je ne me trompe pas, et je vais vous le prouver immédiatement. Voilà Flore, la fille de chambre… Vous allez voir !… Flore ! appela Yseult.

Une jeune servante, qui passait dans le corridor, entra dans le boudoir.

— Mademoiselle m’a appelée ? demanda-t-elle.

— Oui. Flore, je ne trouve pas mon collier de pierres vertes ; je crois que j’ai dû le perdre non loin de l’escalier conduisant à l’étage supérieur de l’aile gauche. Allez donc voir s’il ne s’y trouve pas.

— Près de l’escalier de l’aile gauche ! s’écria Flore, en pâlissant. Ô Mademoiselle, je ne puis aller là… pas à cette heure, du moins… Je…

— C’est bien ! dit Yseult, sèchement. J’irai moi-même. Retirez-vous !

— C’est la plus singulière chose ! s’exclama Mme Dussol, après le départ de Flore.

À son tour, elle pâlit.

— L’aile gauche des Peupliers, je le répète, est hantée… d’après les domestiques. Je détruirai cette superstition, je vous le promets, aussitôt que… Ce boudoir et nos chambres à coucher sont dans l’aile gauche, il est vrai, mais l’étage supérieur seul est hanté, parait-il, ajouta-t-elle, en riant d’un grand cœur. Je ferai tout restaurer et…

— Non ! Non ! protesta Mme Dussol. Ne touche pas à l’aile gauche, Yseult ; quoiqu’il arrive, n’y touche pas !

— Je verrai ! Je verrai !… En attendant, je me rends à la bibliothèque y chercher un livre. À tout à l’heure !

— Pauvre Yseult ! se dit Mme Dussol, aussitôt que sa fille eut quitté le boudoir. Je crains bien que la pauvre enfant n’ait pas beaucoup de cœur !… Elle s’essuya les yeux, et reprit : Fera-t-elle vraiment ce qu’elle se propose de faire à l’aile gauche… Mon Dieu, ne le permettez pas !… N’ai-je pas assez souffert, et votre main ne cessera-t-elle pas de s’appesantir sur moi, Seigneur !… Quel martyre est le mien, depuis… depuis… Mon Dieu ! Mon Dieu, ayez pitié !

Et Mme Dussol éclata en sanglots convulsifs, l’œil fixé sur l’escalier conduisant à l’étage supérieur de l’aile gauche des Peupliers.


CHAPITRE IX

FAITS POUR S’ENTENDRE


Yseult, en se rendant à la bibliothèque, rencontra deux domestiques, qui se rangèrent respectueusement, pour la laisser passer. Le personnel des Peupliers savait, ou du moins, se doutait qu’Yseult était l’héritière de son oncle. Comment cette nouvelle s’était-elle répandue parmi les serviteurs ?… Qui eut pu le dire ?… Le testament de M. de Vilnoble, celui qu’il avait fait en faveur de sa nièce, avait eu pour témoins le Docteur Philibert, le médecin et l’ami intime du testataire, et le fidèle domestique Adrien. Or, inutile de le dire, ni l’un ni l’autre n’avait soufflé mot de ce que contenait le testament. Pourtant, c’était chose comprise, parmi les domestiques des Peupliers, que Mlle Dussol héritait de son oncle… et on la traitait en conséquence.

Parvenue à la bibliothèque, Yseult alluma une lampe surmontée d’un abat-jour, qui se trouvait sur une petite table, non loin de la porte. Toute à ses pensées, elle ne s’aperçut pas qu’elle n’était pas seule dans la pièce : à l’autre extrémité de la bibliothèque brûlait une veilleuse ; mais, cachée par un écran, la lumière de cette veilleuse était presqu’invisible.