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LE BRACELET DE FER

thier, et M. Lanthier fit de même, offrant son bras à Mlle Duchemin, une vieille demoiselle des alentours.

De ce lancier, Alexandre Lhorians fit un vrai menuet, saluant à la manière des nobles d’autrefois, présentant les bouts de ses doigts à sa partenaire avec un geste quelque peu théâtral : il fut beaucoup admiré de tous, et il épata un grand nombre des invités.

— Quel danseur ! disaient les uns.

— Regardez-le donc saluer ! disaient les autres.

— Oui. Ça ne lui coûte pas de courber l’échine, celui-là !

Un peu de rose était monté aux joues de l’horloger. Sans doute, des souvenirs d’antan lui étaient revenus à la mémoire : ses succès sociaux d’autrefois, alors qu’il n’y avait pas de veillée parfaite sans sa présence et celle de sa femme… Qu’il était loin ce temps !

Après cette danse, on se rendit dans l’immense cuisine des Laroche, où le goûter était servi. Quel goûter ! Quel banquet plutôt ! Il ne s’agissait pas de minces sandwiches taillées en diamant ; de minuscules morceaux de gâteaux ; d’une tasse de café ; d’un fruit… On servait, ce soir-là, dans la vaste cuisine des Laroche, un repas en règle : des ragoûts, des fricots, des volailles farcies aux fines herbes, des cuissots de porc frais, des blanquettes de veau, du sang de mouton, des tourtières, etc., etc. En fait de légumes, des pommes de terre bouillies, en « robe de chambre », frites, pilées ; du blé-d’inde en épis, et autres légumes de tous genres. Comme desserts, ce furent des blanc-mangers, de la crème, fouettée, brûlée, à l’essence d’érable, etc. ; des poudingues au suif, accompagnées de sauces brunes généreusement arrosées de cognac. Il y eut aussi des noix de toutes variétés, dont les jeunes gens recherchaient surtout les amandes piquées, dans l’espoir d’y trouver des « philipinos », qu’ils partageaient avec leurs « belles ».

Ce festin, dont la seule mention causerait probablement la mort subite de qui serait affligé de dyspepsie, était arrosé de vins de groseilles, de cerises, de gadelles, de pissenlits, de betteraves, de gingembre, etc., etc., que les hommes buvaient en chantant gaiement ce qui suit :

Prendre un p’tit coup, c’est agréable (bis)
Prendre un p’tit coup, c’est doux !
Prendre un gros coup, ça rend l’esprit malade,
Prendre un p’tit coup, c’est agréable,
Prendre un p’tit coup, c’est doux !

Le festin dura près de deux heures, puis tous rentrèrent dans le salon, pour « finir la veillée », car personne ne songeait encore à partir.

— Par ici, quand on veille, on veille, Mlle Lhorians, avait dit un jeune habitant des environs à Nilka, durant le festin.

La veillée, commencée presque immédiatement après le souper devait probablement se prolonger jusqu’aux petites heures du matin.

Chapitre XVI

L’CONTEUX


Lorsque Nilka revint au salon, après le goûter, accompagnée de Leona, elle vit toute « l’assemblée » réunie en cercle autour d’un homme à barbe blanche, qu’elle apercevait pour la première fois. Tous écoutaient attentivement cet homme, qui racontait quelque chose d’intéressant, si on pouvait en juger par l’attention qu’on portait à ses paroles.

— C’est L’Conteux, dit Leona, à l’oreille de sa compagne ; il est arrivé pendant le goûter.

— L’Conteux ? fit Nilka, ouvrant grands les yeux. Que conte-t-il ?

— Écoutez, et vous allez comprendre, chuchota Leona. Excepté Ève et moi, tous ici croient dur comme fer à ce que conte L’Conteux.

L’Conteux parlait :

— Ceux qui n’croient pas aux loups-garous, c’est qu’ils n’en ont jamais vus… Moi, j’en ai vu un déjà et…

— Vous avez vu un loup-garou déjà, L’Conteux ! s’écria une jeune fille.

— J’te crois, la jolie fille, que j’en ai vu un ; vu, de mes yeux vu, c’qu’on appelle vu.

— Oh ! Racontez-nous ça, L’Conteux ! Racontez-nous ça !

— Mon défunt père, commença L’Conteux, avant d’mourir (y a d’ça vingt ans révolus) m’avait confié qu’il devait à notre voisin, Antoine Branchu, la somme de sept piastres, et il me fit jurer d’lui r’mettre cette somme, aussitôt qu’j’aurais vendu l’foin d’mes champs, c’qui n’pouvait tarder… J’promis… Mais v’là que, un mois juste, après l’décès d’mon père, Antoine Branchu tourna de l’œil ; je veux dire qu’il mourut…

— Tiens ! Tiens ! firent les auditeurs.

— Ce fut tragique c’te mort d’Antoine Branchu, mes amis, car ce fut une punition du bon Dieu…

— Vraiment ?

— Oui. C’était un dimanche, et Antoine, au lieu d’aller à la messe et d’y conduire sa famille, comme c’était son devoir de chrétien, se servit d’ses ch’vaux pour mettre son foin à l’abri…

— Non ! Pas vrai ! Telle fut l’exclamation incrédule de tous.

— Y avait apparence de pluie, voyez-vous, reprit L’Conteux, et Antoine Branchu eut peur de perdre son foin… Eh ! bien, tout à coup, la pluie s’mit à tomber par baquets… il y eut un éclair, suivi d’un coup d’tonnerre… Antoine et ses ch’vaux, frappés par la foudre, tombèrent raides morts.

— Si c’est pas épouvantable ! cria quelqu’un.

— Après la mort d’Antoine Branchu, continua L’Conteux, moi, j’vous dirai bien que je n’m’occupai plus du tout des sept piastres que mon père lui avait dues ; je m’dis qu’Antoine étant mort, il n’avait plus besoin d’argent. Tout d’même, j’savais bien que ces sept piastres auraient dû être remises à Mme Branchu, sa veuve… Bien, pour aller au plus court, un soir, (c’était le lendemain de l’enterrement d’Antoine Branchu) j’entrai tard chez moi. Comme