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LE BRACELET DE FER

vint à se maîtriser ; elle ouvrit son livre et se remit à lire.

Elle ne lut que quelques pages cependant, car l’obscurité commençait à tomber, et elle n’y voyait guère.

— Que fait donc Joël ? se demanda-t-elle soudain. Bien sûr, il lui est arrivé quelque chose !… Le lac est comme un miroir ce soir ; ça ne peut donc pas être un accident qui serait survenu à Joël ; d’ailleurs, il est un véritable expert dans le maniement des avirons, d’une chaloupe… Qu’y a-t-il donc ? Que peut-il bien y avoir ?…

Nilka se leva et se mit à arpenter le pont… Si, pour une raison ou pour une autre, Joël passait la nuit à terre ?… Ce serait terrible !… Elle serait seule sur L’épave, avec son père ; autant dire un enfant… À cette pensée, elle frissonna de la tête aux pieds.

— Les fanaux ! s’écria-t-elle, tout à coup. J’allais oublier d’allumer les fanaux !

Il ne fallait pas négliger d’allumer les fanaux, à l’avant et à l’arrière du bateau. Joël avait montré à la jeune fille comment s’y prendre ; il lui avait dit :

— Voyez-vous, Mlle Nilka, je pourrais tomber malade, ou quelque chose de ce genre ; il est donc nécessaire que vous sachiez allumer les fanaux. C’est facile ; mais encore faut-il savoir s’y prendre.

Quand les fanaux eurent été allumés, Nilka et son père se retirèrent dans le salon.

— Joël… commença Alexandre Lhorians.

— Il n’est pas encore de retour, père.

— Ah !… Peut-être les Brisant l’ont-ils gardé à coucher chez eux.

— Impossible ! s’écria Nilka. Joël ne nous abandonnerait pas ainsi, volontairement. S’il ne peut pas lui être arrivé quelqu’accident !

— Que veux-tu qui lui soit arrivé, Nilka ? Je crois plutôt…

— Ohé ! Ohé ! cria une voix, à ce moment.

— Joël ! C’est Joël ! s’exclama la jeune fille. Et tout bas elle ajouta : Que Dieu en soit béni ! Passer la nuit seule sur ce bateau avec père, c’eut été terrible.

Puis, accompagnée de son père, elle accourut sur l’arrière pont, au devant du fidèle domestique.

Chapitre IX

L’ORAGE


— Ô Joël ! Te voilà de retour enfin !

Ce fut là l’exclamation de Nilka, aussitôt que le domestique eut mis pied sur le pont de L’épave.

— Je suis très en retard, je le sais, Mlle Nilka, répondit Joël ; mais…

— Nous commencions à croire que tu allais passer la nuit à terre, dit Alexandre Lhorians.

— Passer la nuit à terre ! Vous laisser seuls sur le bateau ! Il n’y avait pas grand danger que je fasse pareille chose ! s’écria Joël. Cependant, j’avoue que je suis en faute ; je n’aurais pas dû accepter l’invitation de Mme Brisant et rester à souper avec eux. C’est cela qui m’a retardé, car il passait six heures, lorsque nous nous sommes mis à table.

— Mais… Sais-tu quelle heure il est, Joël ? demanda Nilka.

— Oui ! Oui ! Je le sais ! Je vais tout vous expliquer, dans un instant, répondit Joël. D’abord, que je vous dise, Mlle Nilka, que j’ai acheté toutes les provisions dont vous m’aviez donné la liste, et voici un panier rempli jusqu’aux bords de succulentes choses, envoi de M. et Mme Brisant.

— Cette excellente Mme Brisant ! s’écria la jeune fille.

Lorsque le domestique eut pris une tasse de thé et mangé des biscuits, que Nilka insista à lui faire avaler, il dit :

— Maintenant, que je vous explique la raison de mon retard, M. Lhorians, Mlle Nilka.

— Nous t’écoutons, Joël, répondit l’horloger.

— Mais, tout d’abord, je tiens à vous remercier, Mlle Nilka, d’avoir allumé les fanaux ; leur lumière m’a guidé droit à L’épave.

— Je ne pouvais pas négliger d’allumer les fanaux, tu sais, Joël, puisque c’est afin que le bateau soit éclairé, la nuit, et les jours de brouillard, que M. Fiermont a mis un gardien sur L’épave, répondit la jeune fille.

— Je disais donc, ou plutôt j’allais dire, reprit Joël, que, lorsque je suis parti, vers les trois heures cet après-midi, je me suis dirigé à terre, en droite ligne, à force de rames. Mais, plus j’approchais du rivage, plus ce rivage me paraissait inconnu… De Roberval, pas de trace, et je compris que j’allais aborder beaucoup plus au nord.

— Comment se fait-il donc ? demanda Nilka. Tu avais mal calculé ta direction sans doute ?

— Pas du tout, Mlle Nilka ! Je m’étais dirigé en droite ligne… Seulement, c’est L’épave qui a fait des siennes, la nuit de la tempête.

— Tempête dont tu nous a parlé, mais dont je n’ai pas eu connaissance, fit Nilka.

— Ni moi, ajouta Alexandre Lhorians.

— Tant mieux alors, tant mieux ! s’écria Joël.

— Mais tu disais, Joël, que L’épave

— Avait fait des siennes, la nuit de la tempête. Aussi, ce fut une nuit terrible que celle-là ; je l’ai passée, entière, debout à l’arrière, en compagnie de Towaki, le Sauvage. Or, vers les trois heures du matin, L’épave se mit à chasser sur ses ancres ; alors…

— Chasser sur ses ancres ?… Qu’est-ce que c’est cela ? demanda Nilka.

— Un bateau chasse sur ses ancres, Mlle Nilka, quand les ancres glissent sur le fond d’une mer (ou d’un lac) sans mordre. L’épave, que ne retenait plus ses ancres, fut poussée par les vagues en furie, et dériva jusque vis-à-vis la Pointe Bleue…

— Vis-à-vis la Pointe Bleue ! Vraiment ? Si loin que cela !

Ces exclamations furent poussées par Alexandre Lhorians et sa fille.

— Plus loin que la Pointe Bleue j’aurais dû dire ; plutôt entre la Pointe Bleue et la Pointe des Sauvages. Voilà ! Je dus donc revenir en arrière, ce qui a beaucoup retardé mon arrivée à Roberval, ce qui a retardé aussi mon retour à L’épave.

— Je n’aime pas cela être entre ces deux réserves de Sauvages ! fit Nilka.

— Nous en sommes à plus de quatre milles