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LE BRACELET DE FER

car il n’avait jamais pu apercevoir son visage. C’était Joël, le domestique (du moins, on le supposait), de la jeune chanteuse. Il accourut à leur rencontre.

Mlle Nilka ! Mlle Nilka ! s’écria-t-il. Combien j’ai regretté de n’avoir pu aller à votre rencontre ce soir !

— Nilka ! répétait sans cesse Paul Fiermont, en retournant à son club, après qu’il eut laissé la jeune fille aux soins de Joël. C’est le plus joli nom du monde !… Nilka ! — C’est doux, rare, et… seyant, en quelque sorte… Nilka !… Si belle ! Si charmante, et… si pauvre !… Car il faut qu’elle soit bien pauvre, l’exquise jeune fille, pour chanter ainsi dans une auberge, et pour se voir obligée ensuite de vendre les fleurs qui lui sont présentées… Nilka !… Il y a de la mélodie dans ce nom… Nilka !… Ô Nilka ! si mon rêve se réalise un jour, bientôt, vous serez riche et heureuse, car vous deviendrez la châtelaine de mon « château ». Nilka, gentil Oiseau Bleu, que je vous aime !

Chapitre VIII

« LA BELLE JUDITH » FAIT DES SIENNES


Si Paul s’était attendu à ce que Nilka lui montrerait quelque préférence, après ce soir où il était allé la reconduire chez elle, il fut grandement déçu dans ses espérances. Lorsque, le jeudi suivant, il lui présenta un énorme bouquet de myosotis, après qu’elle eut chanté, il la vit rougir légèrement il est vrai, mais c’est tout. Le sourire dont elle le gratifia n’avait rien de distinctif d’avec ceux qu’elle accordait généralement aux autres habitués de l’auberge. Une chose lui fit plaisir pourtant ; c’est qu’elle portait le médaillon retrouvé sur le promontoire ; il était attaché à la chaînette d’or qu’il lui avait donnée.

Plusieurs semaines s’écoulèrent.

Un mardi soir, alors qu’il était attablé au Café Concert, Paul entendit Albert Delherbe lui dire :

— C’est le dernier soir de l’Oiseau Bleu, Fiermont.

— Le dernier soir ?… Que voulez-vous dire ? Elle ne reviendra plus ?

— Non, la saison est finie, voyez-vous. Ça ne sera que l’hiver prochain maintenant que nous pourrons l’entendre.

— Ah !… C’est regrettable.

— Regrettable en effet ! Cela ne doit pas faire l’affaire de l’Oiseau Bleu et ça ne fait certainement pas celle de l’aubergiste. Mais, que voulez-vous ? Les soirées commencent à être belles, et les gens préfèrent passer leur temps dehors plutôt qu’enfermés entre quatre murs, ça se comprend.

Une grande surprise était réservée à Paul Fiermont, ce soir-là ; quand Nilka chanta sa deuxième chanson, c’en fut une qu’il avait entendue déjà. Mme Dupin avait joué une gaie ritournelle, et aussitôt, la jeune cantatrice s’était mise à chanter :

— Dis, as-tu vu, mignonne,
Le petit oiseau bleu
Qui, sans cesse, fredonne
Sous la voûte des cieux ?…
As-tu vu l’oiseau bleu ?

Cette chanson rappela au jeune homme sa visite chez Alexandre Lhorians… Nilka serait-elle la fille de l’horloger ; celle qui avait composé l’angelus de l’horloge de cathédrale ?… Se rappelant les initiales gravées sur le médaillon, il se dit qu’il ne se trompait pas. « N. L. », Nilka Lhorians… Oui, ce devait être cela… La jeune fille qu’il avait entendu chanter ce jour-là, chez l’horloger, c’était l’Oiseau Bleu du promontoire, la cantatrice du Café Chantant ; à cela il n’y avait pas de doute possible.

— Cette chanson que chante l’Oiseau Bleu en ce moment, dit, soudain Albert Delherbe, c’est elle-même qui l’a composée, paroles et musique, paraît-il. Cette chanson, c’est, en quelque sorte, son chant d’adieu ; elle nous l’a chantée, l’année dernière aussi, à la fin de la saison.

Nilka Lhorians… se disait Paul. Alors, tout s’expliquait : l’horloger était un rêveur, un toqué, consacrant tout son temps à la satisfaction d’une lubie : la perfection de son horloge de cathédrale, et négligeant l’ouvrage payant. C’est pourquoi sa fille était obligée de gagner sa vie, en chantant dans une auberge. C’était pitoyable vraiment !…

Et Joël, c’était l’homme que Paul avait vu dans le magasin de l’horloger, et qui avait semblé surgir de régions mystérieuses… Ah ! à propos : où était Joël ce soir ? Il n’avait pas accompagné l’Oiseau Bleu, c’était évident. Un rayon d’espoir envahit le cœur du jeune homme ; peut-être aurait-il l’heureuse chance d’escorter Nilka chez elle, encore cette fois ?

La cantatrice venait d’achever le dernier couplet de sa chanson ; elle chantait :

— Dans toute la nature,
Ce que j’aime le mieux,
C’est la voix claire et pure
Du gentil oiseau bleu…
Que j’aime l’oiseau bleu !

Ce soir, elle reçut des fleurs en si grande quantité que l’aubergiste et sa femme durent lui prêter assistance pour les emporter.

Ayant exprimé ses remerciements, distribué ses derniers sourires, elle quitta la salle à manger, et Paul sentit son âme s’envahir de tristesse. La reverrait-il jamais maintenant ?… Pourrait-il se présenter chez l’horloger, et y serait-il reçu ?… Nilka ne semblait pas du tout disposée à l’encourager et…

— Ce serait jouer de malheur que de ne plus la revoir ! se disait-il.

Car il était déjà fortement épris. À Réjanne Trémaine il ne pensait plus et, vraiment, en comparant ses sentiments envers Nilka avec ceux qu’il avait éprouvés jadis pour Réjanne, il se demandait si ce n’était pas plutôt de l’amitié qu’il avait ressentie pour elle… Mais, qu’importait ! Il aimait Nilka Lhorians aujourd’hui, et il allait faire l’impossible pour la revoir.

Notre ami fut tiré soudain de ses réflexions