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L’OMBRE DU BEFFROI

voyant arriver dans la salle à manger celle qu’elle croyait avoir assassinée de sa propre main !

— Oh ! la misérable créature ! crièrent-ils tous.

— Nous la livrerons à la justice ! dit Henri Fauvet.

— Arrêtez la ! Arrêtez-la ! cria le Docteur Carrol. Ah ! Il est trop tard !

Trop tard, en effet, car Iris Claudier, profitant de l’excitation qu’avait causé l’accusation de Monique, s’était glissée vers une des fenêtres, l’avait ouverte, et avait sauté sur la terrasse.

— Poursuivons-la ! firent Gaétan et Raymond.

— Elle ne pourra pas aller loin, dans cette brume, dit le Docteur Carrol, qui partit, avec les deux jeunes gens, à la poursuite de la coupable.

Au bout de quelques minutes, cependant, ils revinrent, tous trois… bredouille. Mais les environs du Beffroi devaient être surveillés, et aussitôt que se lèverait la brume, Iris Claudier serait arrêtée et livrée à la justice.

Quand la cloche sonna pour annoncer le repas du midi, Henri Fauvet fit réunir les domestiques et leur présenta Monique, « le portrait vivant de notre chère Mlle Marcelle » ! disait Mme Emmanuel.

— Et aussi douce, aussi charmante que Mlle Marcelle, ajoutait Rose.

Car, tout de suite, le personnel du Beffroi aima « Mlle Monique » et jura de la servir fidèlement.

Le bonheur était revenu, et il régnerait désormais en maître, au Beffroi.


CHAPITRE XI

LE SORT D’IRIS CLAUDIER


Iris, aussitôt qu’elle eut sauté sur la terrasse, se dit qu’elle s’éloignerait de la maison, autant que possible, car elle savait bien qu’on se mettrait immédiatement à sa poursuite.

Soudain, elle entendit la voix de Gaétan, puis celle de Raymond.

— Par ici ! disait Gaétan. Comme vous le disiez, Docteur Carrol, elle ne peut être allée loin, dans cette brume ; on ne voit pas à deux pieds de soi.

— C’est précisément cette brume qui la protège, à mon sens, la vile créature ! fit la voix de Raymond.

Iris entendait les jeunes gens s’approcher, s’éloigner, puis s’approcher encore. D’après ses calculs, elle devait être à une centaine de pas de la maison. Passeraient-ils outre, sans l’apercevoir ?… L’apercevoir ?… Quel œil eut pu percer le voile opaque des brumes ?

Bientôt, elle n’entendit plus rien… Ils avaient abandonné leur recherche, la sachant vaine. Alors, s’orientant de son mieux, elle partit, d’un bon pas, dans la direction du Pont du Tocsin.

Voilà le pont ! Ses doigts se crispent au garde-corps en fer forgé, à l’aide duquel elle parvient à franchir, sans accident, la distance la séparant du grand chemin.

Ce qui lui reste à faire, maintenant, c’est de se maintenir sur le chemin. En marchant une partie de la journée, elle irait loin ! Cependant, il lui fallait s’agenouiller, à chaque instant, afin de tâter le terrain avec ses mains et cela la retardait beaucoup.

Abandonnant le grand chemin. Iris Claudier pique à travers champs. Le terrain est très accidenté, très raboteux et parsemé de rochers ; qu’importe ! il lui faut aller de l’avant, toujours de l’avant, sans quoi, quand se lèverait la brume, elle serait découverte, puis arrêtée et livrée à la justice… Tentative de meurtre, ce n’était pas une petite offense !… Le Docteur Carrol analyserait la limonade et il prouverait, en Cour, qu’elle contenait assez de morphine pour causer la mort de dix hommes. Il s’agissait d’être loin, bien loin du Beffroi, avant le coucher du soleil. En se dirigeant vers le nord, autant que possible, elle arriverait dans des régions peu habitées, et… elle verrait ce qu’elle ferait ensuite.

Que le cheminement était difficile ! Des rochers partout, puis des arbres, qu’elle ne pouvait apercevoir, et avec lesquels elle venait brusquement en contact, à tout moment. Que la brume était épaisse !… Marchant les bras tendus, comme le font les aveugles, elle essayait, instinctivement, d’écarter l’opaque rideau des brumes qui l’enveloppait de toutes parts. Souvent, elle se faisait illusion… La brume n’était-elle pas moins dense, ici ?… Mais aussitôt, d’autres vapeurs se formaient, plus ouatées, plus lourdes. C’était décourageant ! Comment des êtres humains pouvaient-ils établir leurs résidences en de telles régions ?… Ces brumes… Mais, c’était terrible ! Cela produisait un effet singulier, comme d’être perdu dans d’interminables steppes…

Pourtant, la coupable marchait, marchait toujours, sans même songer à prendre du repos. S’éloigner le plus possible ; c’était là son but ! À un moment donné, elle frôla une masse charnue, et elle s’aperçut qu’elle n’était plus seule ; un être vivant quelconque l’accompagnait… Oui, un ours gigantesque marchait à côté d’elle, balançant sa grosse tête et grognant continuellement. Iris crut qu’elle allait mourir de peur. Elle s’enfuit ; courant, tombant, se relevant, glissant sur les pentes des rochers, elle franchit une longue distance.

Enfin, comprenant qu’elle avait dû laisser l’ours loin derrière elle, elle ralentit un peu le pas. Plus d’une fois, elle sentit d’étranges frôlements sur ses pieds et elle se dit que des bêtes sauvages, inquiète à cause de la brume, essayaient de fuir, elles aussi. À un moment donné, sa main droite, qu’elle avait laissé pendre à ses côtés, fut saisie par des dents fines et aiguës, et son sang coula à flots.

Quelle solitude ! Quel silence ! Pas un être humain dehors !

Tout à coup, le silence fut interrompue d’une façon assez lugubre : un oiseau de grande envergure vint se poser sur l’épaule le la jeune fille, et il fit entendre, tout près de ses oreilles, un « hou hou » ! lamentable, si lamentable, qu’elle ne put s’empêcher de crier.

Mais, prise de lassitude, sentant que ses jambes se dérobaient sous elle, Iris se laissa tomber sur une pierre ; il lui fallait ménager ses forces, car il lui restait encore beaucoup de chemin à faire. Sans doute, l’endroit où elle s’arrêta pour se reposer était fort sauvage. En face d’elle, elle vit un rocher, qui devait être énorme, mais dont elle ne pouvait apercevoir que la base. Or, la brume, à cause du rocher à l’arrière-plan avait pris une teinte