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L’OMBRE DU BEFFROI

— C’est la plus étrange chose !

— Ce n’est pas sans raison qu’on nomme votre propriété : le Domaine du Mystère, M. Fauvet ! dit, avec un sourire un peu contraint, la tante de Gaétan.

— Je propose que chacun de nous retourne dans sa chambre, dit Henri Fauvet. Essayons de dormir ! Demain, quand il fera jour, nous ferons une excursion, tous ensemble, dans le beffroi ; peut-être y découvrirons-nous quelque chose !

— Oui, allons nous coucher ! firent-ils tous.

— Bonne nuit, à tous ! dit Marcelle.

— Bonne nuit !

Marcelle, la première, rentra dans sa chambre, dont elle laissa la porte entr’ouverte. Et Iris Claudier eut la satisfaction de voir la fiancée de Gaétan boire, jusqu’à la dernière goutte, avant de se coucher, le verre de limonade, qu’elle prit sur la petite table, à la tête de son lit.


CHAPITRE VI

L’ATTENTE


Iris Claudier fut la première rendue dans la salle à manger. Elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit, et aussitôt, qu’elle eut entendu aller et venir, dans la maison, elle était descendue.

C’est une nuit d’horreur que la misérable avait passée. Ayant vu Marcelle boire, jusqu’à la dernière goutte, la limonade contenue dans le verre, la malheureuse créature se dit aussitôt :

— Je suis coupable de meurtre !

Cette pensée, qui ne lui avait causé aucun remords, alors qu’elle méditait de commettre un crime, lui paraissait affreuse maintenant. À un moment donné, elle voulut s’élancer vers la chambre de Henri Fauvet, se jeter à ses genoux et tout lui avouer. Mais elle se dit qu’il était trop tard, que la morphine avait déjà accompli son œuvre si sinistre, que rien ne pouvait sauver Marcelle, et elle résista à la tentation d’avouer son crime. Certes, elle n’avait rien à craindre pour sa sûreté personnelle ; le Docteur Carrol se garderait bien de faire du bruit à propos de la mort de la fille de son meilleur ami, et tous, au Beffroi, suivraient son exemple. Non, aucun danger ne la menaçait, elle, Iris !…

Aucun danger ?… Et la fiole vide de morphine, portant l’étiquette du pharmacien de Québec ?… Quelle preuve convaincante, celle-là ! Si convaincante que la misérable sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, tandis qu’une sueur froide lui inondait le front et le visage. Cette fiole, il la lui fallait !… Mais, comment s’en emparer ?… Le tocsin avait mis tout le monde en éveil, pour le reste de la nuit, c’était évident. Iris entendait Henri Fauvet marcher, de long en large, dans sa chambre. Elle entendait le bruit de la chaise berceuse de Mme  de Bienencour. Elle entendait le froissement des pages d’un livre, que Dolorès lisait, dans son lit, probablement. Elle entendait aussi, de temps à autre, le frottement d’une allumette ; Gaétan devait fumer, tout en lisant. De la chambre de Marcelle seulement, aucun bruit ne lui parvenait ; ce silence, c’était lugubre, et, pour la coupable, d’une terrible signification…

Mais, la fiole vide de morphine, comment s’en ressaisir ?… Inutile d’y songer, pour le moment ; dans quelques heures, lorsque tout serait découvert, elle profiterait de la confusion générale pour se faufiler parmi ceux qui entoureraient le corps de Marcelle, afin de s’emparer de la preuve de son crime. En attendant, elle devait bien jouer son rôle, simuler l’étonnement et un peu de douleur, quand on viendrait lui annoncer la triste nouvelle.

Quoiqu’il fut près de neuf heures du matin, toutes les lampes étaient allumées, au Beffroi ; c’est que le temps était fort brumeux, depuis la veille au soir, et le soleil matinal ne parvenait pas à percer cette brume. C’était assez lugubre toutes ces lampes allumées, en plein jour, et Iris Claudier se dit que le décor était approprié à la tragédie qui se déroulerait, tout à l’heure, dans la maison.

Quelqu’un s’approchait de la salle à manger : c’était Mme  de Bienencour.

— Tiens ! Te voilà levée déjà et descendue, toi ! s’écria cette dame. Tu n’as pas l’habitude d’être si matinale, ce me semble.

— Je retourne à Québec ce soir, Mme  de Bienencour, puisque M. Fauvet m’a chassée, et…

— Et tu l’as bien mérité… d’être chassée, je veux dire !

— C’est que je l’ai bien mérité, comme vous le dites, Mme  de Bienencour, répéta Iris… J’ai mérité aussi, sans doute, le soufflet que vous m’avez donné, les insultes de Mlle  Lecoupret, et les mauvais traitements de M. Gaétan de Bienencour… Tout cela pour cette Marcelle, qui…

— Je te défends de dire un seul mot contre Mlle  Fauvet ; entends-tu, Iris !

— Je vous obéis… Mais, vous savez bien à quoi vous en tenir au sujet de votre filleule !

— Voilà M. Fauvet ! dit Mme  de Bienencour. Je te conseille de te taire, ma bonne ; sans quoi, tu pourrais bien être chassée du Beffroi, avant d’avoir le temps de déjeuner.

Iris haussa les épaules. Elle aurait son tour, tout à l’heure, et quelle vengeance ! Marcelle, leur chère Marcelle, morte, d’une trop forte dose de morphine !… Elle les verrait donc tous, s’arracher les cheveux, de désespoir, verser des larmes amères… Ah ! Ils avaient voulu la traiter avec mépris ; eh ! bien, on ne saurait agir ainsi, impunément…

— Marcelle n’est pas encore descendue ? demanda Henri Fauvet.

— Pas encore, M. Fauvet, répondit Mme  de Bienencour.

— Nous commencerons à déjeuner sans elle alors.

— Ah ! la voilà, je crois ! fit Mme  de Bienencour. Non, ajouta-t-elle aussitôt ; c’est Dolorès.

— Marcelle n’est pas ici ? demanda, à son tour, Dolorès.

— Non, répondit Henri Fauvet. Nous l’attendons, ainsi que Gaétan, pour nous mettre à table.

— Je croyais bien qu’elle était descendue, Marcelle, je veux dire, fit Dolorès, car, dans sa chambre, tout est silencieux.

— « Tout est silencieux » ! Certes ! se disait Iris Claudier. Un silence qu’interrompront bientôt des pleurs et des cris.

Lorsque Gaétan pénétra dans la salle à manger, ses yeux firent le tour de la pièce, y cherchant sa bien-aimée.