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L’OMBRE DU BEFFROI

Ne dormant que d’un œil, je surveillais sa chambre à coucher… Inutilement, cependant, car, plus souvent qu’autrement, elle a trouvé le moyen de tromper ma vigilance.

— Mais, Rose, répondit, d’une voix remplie de sanglots, le père de Marcelle, où aurait-elle pu se procurer de la morphine ? Tu vois bien que c’est impossible !

— Elle s’en est procurée pourtant ! affirma Rose. Ni vous, ni moi, nous ne pouvons nous tromper aux signes… Souvenez-vous de Mme  Fauvet. Souvenez-vous des nuits d’angoisse que nous avons passées à son chevet. Oh ! pauvre chère Mlle  Marcelle !

Il y eut quelques moments de silence.

— Mon Dieu ! Je sais où elle s’est procurée cette morphine, Rose ! cria soudain Henri Fauvet. Lors d’une visite que nous fîmes, Marcelle, Dolorès et moi, chez le Docteur Carrol, j’ai surpris ma pauvre fille debout, près d’un cabinet contenant des anesthésiques… Oui, je me souviens !… Mais, ciel ! Combien j’étais loin de me douter que… Cette fiole de morphine, il faut la trouver, Rose !

— Ah ! Pensez-vous que je ne l’ai pas cherchée cette fiole de… poison, M. Fauvet !… Jamais nous n’avions pu mettre la main sur celle que possédait Mme  Fauvet, vous vous en souvenez ?… J’ai cherché, hier encore, avec l’aide de V. P. et…

— V. P. dis tu, Rose ? Il sait donc ?…

— Oui, M. Fauvet, V. P. sait à quoi s’en tenir, lui aussi, et il en est presqu’au désespoir.

— Ainsi, le personnel du Beffroi… commença Henri Fauvet.

— Non pas ! Non pas ! V. P. et moi seulement, nous savons à quoi nous en tenir. Mme  Emmanuel trouve parfois Mlle  Marcelle étrange, il est vrai ; mais, de là à soupçonner…

— Étrange ! Marcelle !… Oui, Rose, c’est vrai qu’elle est étrange parfois, la pauvre enfant… Combien j’étais loin de me douter cependant que c’était l’effet de la morphine !… Que Dieu ait pitié d’elle et de moi !

Des sanglots, d’horribles sanglots parvinrent à Gaétan, puis, des pas dans l’escalier, des pas d’homme ; ce devait être V. P.

En effet, on frappait à la porte de chambre de Marcelle, et, aussitôt, s’éleva la voix de Vincent.

— M. Henri ! Mon maître, mon cher, cher maître ! disait le domestique. Ne vous désolez pas ainsi, je vous en prie !

— Tu savais, V. P. ?… demanda Henri Fauvet, en désignant, probablement, le lit de Marcelle.

— Oui, mon maître, je savais… Rose aussi savait…

— Pourquoi ne m’avoir pas averti ?

— Oh ! M. Henri, répondit V. P., à quoi cela aurait-il servi ? Vous auriez été malheureux, et, hélas, qu’auriez-vous pu y faire ?

— Ma fille ! Ma Marcelle ! Mon innocente et pure enfant ! pleurait Henri Fauvet.

— M. Henri, reprit V. P., j’ai vu, il y a un instant, Mme  de Bienencour et Mlle  Dolorès se diriger du côté de la maison. Pardonnez-moi, si j’ose vous suggérer de descendre dans votre étude ; si vous restez ici, ces dames viendront immédiatement voir ce qui se passe, et…

— Et il faut éviter un scandale, à tout prix !… Tu as raison, V. P. ! C’est bien assez que je vais être obligé d’avertir M. de Bienencour de ce qui se passe, puisqu’il est le fiancé de ma fille. Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Si j’étais vous, M. Henri, je ne dirais rien à M. de Bienencour.

— Ne rien lui dire ! Le laisser épouser ma pauvre Marcelle ! Tu n’y penses pas ! Souviens-toi des angoisses par lesquelles je suis passé, moi, jadis, et encore, en ce moment ! Ne pas avertir M. de Bienencour, mais ce serait un crime !… Allons ! Je descends m’enfermer dans mon étude. Viens, V. P. ! Quant à toi. Rose, reste ici, et ferme la porte à clef. Je compte sur toi pour ne laisser pénétrer personne dans cette chambre.

Gaétan entendit Henri Fauvet et son domestique quitter la chambre de Marcelle, puis la porte de l’étude se fermer brusquement, et il se dit qu’il aurait le temps d’atteindre le premier palier avant l’arrivée de Mme  de Bienencour et de Dolorès.

Descendant hâtivement l’escalier en spirale, il se dirigea vers la bibliothèque, et il venait de saisir un livre, au hazard, quand sa tante et Dolorès entrèrent.

— Tiens ! Gaétan ! fit Mme  de Bienencour. Y a-t-il longtemps que tu es de retour ?

— Cinq minutes à peu près, tante Paule.

— Où donc est Marcelle ?

— Je ne l’ai pas vue, répondit Gaétan.

— Je croyais qu’elle viendrait nous rejoindre sur la terrasse, dit Dolorès.

Mlle  Marcelle est encore dans sa chambre, je crois, dit Gaétan ; je ne l’ai vue nulle part.

— Serait-elle malade ? demandèrent, en même temps, Mme  de Bienencour et Dolorès.

À ce moment, Henri Fauvet arrivait. Une exclamation étouffée jaillit de la bouche de Gaétan et des deux dames : le père de Marcelle était blanc comme de la chaux, ses joues s’étaient creusées, ses yeux étaient cernés de noir, ses lèvres étaient blanches et de profondes rides se voyaient sur son front et autour de sa bouche. Le maître du Beffroi paraissait avoir vieilli de plus de vingt ans.

— Ciel ! M. Fauvet, qu’y a-t-il ? s’écria Mme  de Bienencour.

— Marcelle est malade, Madame de Bienencour, répondit-il d’une voix très altérée.

— Malade ! Marcelle ! fit Dolorès. Oh ! je vais…

— Rose est auprès d’elle, Dolorès, et je lui ai donné ordre de ne laisser pénétrer personne dans sa chambre.

— Mais, moi, M. Fauvet ! Sûrement, vous ne m’empêcherez pas d’approcher de Marcelle, de ma meilleure amie, de ma sœur chérie !

— Je le regrette, Dolorès, mais je me vois obligé de te défendre d’approcher de la chambre de Marcelle… C’est que, vois-tu… je crains qu’elle ne soit atteinte de quelque maladie… contagieuse.

— Vous ne faites pas venir le médecin, M. Fauvet ? demanda Mme  de Bienencour. Je suis certaine que Gaétan se rendrait immédiatement chez le Docteur Carrol, si vous le désirez.

— Assurément oui ! répondit Gaétan, pour répondre quelque chose. Car, il comprenait bien pourquoi Henri Fauvet ne faisait pas venir le médecin.