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L’OMBRE DU BEFFROI

Fauvet est en conscience de ne pas avertir ce jeune homme de ce qui se passe, et de ce qui arrivera infailliblement, un jour, dans un bref délai, j’ose l’assurer. Au revoir !

Marcelle vit s’éloigner Iris Claudier. Elle vit Dolorès qui, restée seule, cachait son visage dans ses deux mains et elle comprit qu’elle pleurait, puis elle l’entendit murmurer :

— Qu’elle est méchante cette fille !… Ô ciel ! Si c’était vrai !… Si Marcelle était vraiment menacée de perdre la raison !… Ô Marcelle ! Pauvre chère Marcelle, et aussi, pauvre Gaétan !

Dolorès passa près du bocage, se dirigeant vers la maison, sans voir Marcelle qui, pâle comme une morte, les yeux effrayés, était tombée, à moitié évanouie, sur le banc.

La conversation qu’elle venait d’entendre lui avait porté un terrible coup au cœur. Comment ! Elle était menacée de perdre la raison, comme sa mère ?… Sa mère ?… Oui, elle se souvenait maintenant qu’elle avait été dans un état étrange, et qu’elle donnait toujours à sa fille le nom de Monique… Pendant combien d’années avait-elle été privée de sa raison ?… Deux ans, trois peut-être ?… Mme  Fauvet passait pour une invalide, et Marcelle se souvint qu’elle ne la voyait qu’à de rares occasions et seulement pendant quelques minutes chaque fois… La pauvre femme parlait peu et elle avait toujours l’air de craindre quelque chose…

Et elle, Marcelle, hériterait de sa mère, de la pauvre malheureuse qu’elle revoyait si souvent, encore, dans ses rêves !… Iris Claudier n’avait-elle pas insinué que, déjà, elle était… étrange ?… Hélas, ces absences de mémoire, ces évanouissements si fréquents, ces maux de tête, ces crises de vertige… C’était donc vrai ?… Depuis quelque temps, depuis deux ou trois semaines, elle ne se rappelait plus, souvent, de ce qui s’était passé, même la veille. Oui, son état était vraiment étrange, inexplicable… ou plutôt, l’explication était facile ; bientôt, elle perdrait la raison, comme sa mère, jadis !…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pas cela ! Pas cela ! s’exclama la pauvre enfant.

Des larmes amères et brûlantes coulèrent sur ses joues pâlies, à la pensée de Gaétan… L’avenir ?… Il n’y aurait pas d’avenir pour elle… Jamais elle ne se marierait, jamais, puisqu’elle devait finir ses jours dans une maison de santé…

— Que Dieu ait pitié de moi ! Qu’Il éloigne de moi le désespoir ! murmura-t-elle.

D’un pas chancelant, elle retourna à la maison, se dirigeant vers l’étude ; mais n’y trouvant pas son père, elle se dit qu’elle irait au salon, faire un peu de musique ; la musique ayant ordinairement le don de calmer ses nerfs et de chasser son spleen.

Arrivée au salon, Marcelle alla droit au piano. Mais, soudain, elle s’arrêta, les yeux fixés sur le canapé… Était-ce une illusion d’optique ?… Quelqu’un était couché là, et ce quelqu’un c’était Raymond Le Briel…

— M. Le Briel ! s’écria-t-elle.

Comme il était pâle le propriétaire de l’Eden, et qu’il avait l’air souffrant !…

— Ma… Mademoiselle Fauvet ! murmura Raymond. Il allait dire : « Ma bien-aimée » sans doute, mais Rose venait de s’approcher du canapé, portant, sur un plateau, un bol de bouillon.

— Ça va mieux, beaucoup mieux, Mlle  Marcelle ! dit Rose, en souriant et désignant le malade.

— Je… Je ne… commença Marcelle.

— C’est cette entorse, vous savez, Mlle  Fauvet, dit Raymond, souriant, à son tour. Quant au coup d’épée, ce n’est qu’une simple égratignure.

— Le coup d’épée ?… Marcelle ne se souvenait pas… Il s’était passé quelque chose, la veille, c’était évident ; quelque chose dont elle avait perdu le souvenir !…

Un affreux découragement s’empara d’elle, mais elle trouva la force de sourire à Raymond et de lui tendre la main en disant :

— J’espère que vous vous rétablirez promptement, M. Le Briel ! Je reviendrai vous rendre visite. Au revoir !

À la course, ensuite, elle monta dans sa chambre à coucher, puis, s’étant jetée sur son lit, elle fondit en sanglots : elle avait perdu la mémoire ! Sa raison lui échappait ! C’était le plus horrible des sorts !

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE


CINQUIÈME PARTIE


À CHACUN SELON SES ŒUVRES


CHAPITRE I

TORTURES


Une grande tranquillité régnait au Beffroi, contrastant singulièrement avec tout le brouhaha des semaines qui venaient de s’écouler. Des invités, il ne restait plus que Mme  de Bienencour, Gaétan et Iris Claudier. Même, Raymond Le Briel était parti, depuis la veille. Se sentant beaucoup mieux et se déclarant capable de supporter d’être transporté chez lui, il avait quitté le Beffroi, avec protestations de reconnaissance envers Marcelle et son père, pour leur hospitalité et pour les soins dont il avait été l’objet, depuis l’accident qui lui était arrivé. Rose avait dû accepter, du jeune homme, un billet de banque au chiffre élevé, car elle ne lui avait pas ménagé son dévouement.

Il était trois heures de l’après-midi. Mme  de Bienencour, Henri Fauvet et Dolorès étaient partis en voiture, en route pour l’Eden, prendre des nouvelles de Raymond. Gaétan était allé chez le Docteur Carrol, chercher des remèdes pour sa tante, qui souffrait d’un léger rhume. Iris Claudier était… on ne savait trop où ; mais les allées et venues de cette demoiselle n’avaient guère d’importance.

Marcelle était donc seule à la maison. Elle n’avait pu accompagner son père et ses compagnes, parce qu’elle attendait une modiste de C…, cet après-midi là. La modiste étant venue et repartie, la jeune fille sortit sur la terrasse, et se dirigeant vers un endroit où crois-