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L’OMBRE DU BEFFROI

— Si quelqu’un veut m’accompagner au piano, je chanterai bien, répondit-elle.

Fred Cyr s’offrit, entendu qu’il improvisait si facilement. Il présenta son bras à la jeune fille et la conduisit au piano.

Gaétan avait pâli. Comment ! Marcelle refusait de jouer, quand il l’en priait et elle acceptait de chanter, quand Raymond Le Briel le lui demandait ! Malgré lui, Gaétan crispait les poings ; à la moindre provocation, il se serait jeté sur Raymond et l’aurait obligé de se battre.

Raymond, de son côté, s’était un peu éloigné des autres invités. Dissimulé par une portière, il regardait la jeune fille qu’il aimait si follement, tandis qu’elle chantait ce qui suit :

LE MIROIR DES ANGES

Dites, connaissez-vous ce lac aux eaux étranges
Dans lesquelles se mire une étrange cité,
Très au loin, dans le nord ?… C’est, le Miroir des Anges ;
Rien ici-bas, n’en peut égaler la beauté.
On voit, s’y reflétant, la Cité du Silence,
Au-dessus de laquelle est le dôme des cieux ;
Et ces nuages blancs… n’ont-ils pas l’apparence
De longs voiles drapant des anges radieux ?
Un soir, je contemplais de ce lac admirable
La surface limpide, et j’entendis soudain
Un doux bruissement ; un groupe incomparable
D’oiseaux se dirigeait vers un pays lointain.
J’eus une illusion : les formes angéliques
Dans le firmament bleu, semblèrent déployer
Leurs ailes, au-dessus de la nappe mystique…
Dans l’espace, bientôt, je les vis s’envoler…
Je pense bien souvent à ces ondes étranges
Dans lesquelles se mire une étrange cité,
Très au loin, dans le nord… Oh ! ce Miroir des Anges !
Rien ici-bas n’en peut égaler la beauté.


Raymond se félicita de s’être éloigné des autres invités, car il ne pouvait retenir ses larmes… Cette chanson… le Miroir des Anges, lui rappelait de si doux souvenirs !… Elle le reportait à son excursion de l’avant-veille, à la Cité du Silence ; il revoyait le Miroir des Anges, ainsi nommé par la jeune fille elle-même…

— Ô mon Dieu, que je l’aime ! se disait-il.

De frénétiques applaudissements accueillirent la chanson.

— Encore, Marcelle ! Encore ! s’écria Yolande.

— Une chanson, c’est bien assez, Yolande, je crois.

— Ma chère Marcelle, dit, à ce moment, Dolorès, quelle voix admirable tu as ! Et dire que je ne m’en doutais pas ! Tu es trop modeste vraiment, ma chère : cacher un si beau talent !

— Marcelle, dit soudain la voix altérée de Henri Fauvet, quelle belle voix tu possèdes… et je ne m’en doutais même pas !… Ô mon enfant, continua-t-il, tu me fais beaucoup penser à ta mère, ce soir… Ainsi vêtue, et… Vous souvenez-vous, Mme  de Bienencour, reprit-il, en s’adressant à cette dame qui, elle aussi, s’était approchée, vous souvenez-vous comme Ondine aimait à se revêtir de dentelle noire ?

— Oh ! oui, je m’en souviens bien ! répondit Mme  de Bienencour. Je me souviens aussi qu’elle chantait à ravir ; évidemment, Marcelle a hérité de ce don, de sa mère.

— Ma bien-aimée ! fit Henri Fauvet, en pressant sa fille contre son cœur.

— Père ! répondit-elle, les yeux remplis de larmes.

Mais voilà que Gaston, qui avait été nommé maître de cérémonie, venait de monter sur l’estrade, pour annoncer que la deuxième partie du programme allait commencer. On allait représenter quelques scènes de ce poème des poèmes, intitulé Faust. Ceux et celles qui devaient figurer dans ces tableaux étaient priés de se rendre dans les coulisses, afin de revêtir, sans retard, les costumes appropriés à leurs rôles.

— Va, ma Marcelle ! dit Henri Fauvet.

Aussitôt, elle se dirigea vers les coulisses, accompagnée de Gaétan, de Raymond et de Gaston.


CHAPITRE X

LE VENGEUR


Arrivé dans les coulisses, Gaétan dit :

— Marcelle, puis-je avoir un mot avec vous ?

— Ma chérie, reprit Gaétan, j’ai une faveur à vous demander…

— Laquelle ?

— C’est de ne pas paraître dans les tableaux de Faust.

— Mais… le programme…

— Le programme ?… Ne vous en inquiétez pas, mon aimée. Faites-vous remplacer… par Mlle  Jeannine ; elle est assez blonde pour faire une Marguerite.

— Vous pouvez m’expliquez, sans doute, la raison de cette demande que vous me faites, Gaétan ? demanda-t-elle, un peu froidement.

— La raison ?… Ô Marcelle ! Marcelle ! Je ne vous reconnais plus !… Vous êtes, me semble-t-il, totalement changée envers moi !… La raison ?… Oh ! sûrement, vous la devinez bien… Je désire que vous ne preniez pas le rôle de Marguerite… avec M. Le Briel comme Faust.

— N’est-ce pas un peu… commença-t elle.

— Nous attendons votre bon plaisir. Mlle  Fauvet, dit, à ce moment Raymond, qui venait de s’approcher, et qui n’avait pu s’empêcher d’entendre les dernières paroles du colloque qui venait de s’échanger.

Mlle  Fauvet est fatiguée, répondit Gaétan ; elle se fera remplacer dans les tableaux.

— C’est infiniment regrettable pour… tous, alors, dit Raymond, en s’inclinant devant la