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L’OMBRE DU BEFFROI

voir, et merci, pour l’excellent déjeuner, Docteur et Mme Carrol.

Quittant le Grandchesne, Gaétan enfila un petit sentier, conduisant sur les bords de la Rivière des Songes. Soudain, l’aspect du paysage changea totalement ; de fertile et boisé qu’il avait été, sur la route connue sous le nom de l’Avenue des Trembles, il devenait complètement désolé. Ce n’était, à perte de vue, que rochers superposés, et le jeune homme remarqua que, même les oiseaux semblaient fuir cet endroit, car il n’en vit et n’en entendit pas chanter un seul.

— Quelle désolation ! se dit-il. On dirait un désert rocheux, au sein duquel se dresse, là-bas, une minuscule oasis.

Bientôt, il parvint à l’« oasis ». Des ormes altiers se dressaient sur le bord de la rivière. Machinalement, Gaétan les compta : il y en avait cinq.

— Ohé ! M. de Bienencour !

Cet appel, au milieu de la solitude qui l’entourait surprit profondément Gaétan, et son étonnement fut à son comble, quand il aperçut, en chaloupe, tout près des Cinq Ormes, Iris Claudier.

Mlle Claudier ! fit-il. Qui eut cru vous rencontrer ici, si loin du Beffroi !

— Ma surprise égale la vôtre, croyez-le ! répondit Iris. Il m’a pris fantaisie de faire une promenade en chaloupe, ce matin. Je suis allée par là, fit-elle, en désignant l’ouest. C’est magnifique cette petite rivière… Je vous ai aperçu, de loin, sans vous reconnaître cependant.

(Inutile de dire qu’Iris avait questionné adroitement V. P. et avait appris quel chemin Gaétan devait prendre pour retourner au Beffroi).

Le fiancé de Marcelle détestait Iris Claudier (on sait pourquoi) ; cependant, il ne put faire autrement que de descendre de cheval et venir la rejoindre sur le bord de la rivière.

— Oh ! M. de Bienencour, dit Iris, comme il s’approchait, prenez bien garde d’effacer mes empreintes !

— Vos… quoi ?… Vos empreintes ?… Empreintes de qui, ou de quoi ? Je ne comprends pas, Mlle Claudier !

Elle se mit à rire.

— Savez-vous, M. de Bienencour, que je ferais un fameux agent de sûreté ? dit-elle, en riant.

— Vraiment ! fit Gaétan.

— Depuis cinq minutes que je suis ici (Oh ! Iris Claudier ! Depuis trois bons quarts d’heure, ce serait plus juste !) j’étudie certaines empreintes… Tenez, voyez, à votre droite… Il y a là les empreintes d’une chaussure d’homme, chaussure fine, par exemple… La nuit dernière (car les empreintes sont très fraîches), il y a eu rendez-vous ici… Je puis même reconstituer toute la scène… Une dame, ou une jeune fille, arrive, en chaloupe ; cela, je le certifie, car on aperçoit clairement, d’ici, l’endroit où la chaloupe a accosté… Le jeune homme embarque, et ils s’en vont, tous deux… oh ! je ne sais si c’est vers l’ouest ou l’est… voyez-vous, M. de Bienencour, on ne laisse pas de traces sur l’eau.

Gaétan écoutait poliment Iris ; il n’était pas très intéressé… encore.

— Eh ! bien, reprit-elle, le jeune homme en question a été victime d’un accident quelconque, durant son excursion nocturne, car, quand la chaloupe a, de nouveau, accosté ici, l’individu en question… boitait…

— Hein ! s’exclama Gaétan. Vous voyez cela dans les empreintes, Mlle Claudier ? Et il se mit à rire d’un bon cœur.

— Mais… sans doute !… Je vous dit que je ferais un bon limier de police, M. Le Briel !… je veux dire, M. de Bienencour, dit Iris, en souriant.

Au nom de Le Briel, qu’Iris, sans que Gaétan s’en doutât, avait prononcé intentionnellement, le fiancé de Marcelle avait froncé les sourcils.

— Vous disiez, Mlle Claudier, que l’individu boitait… Continuez, je vous prie ; vous m’intéressez beaucoup, et je trouve, en effet, que vous feriez un fameux limier, dit Gaétan.

— Oui, il boitait, M. de Bienencour, et je vois cela dans les empreintes… Si vous voulez vous approcher un peu, je vous expliquerai la chose…

— Ah ! bah ! fit le jeune homme.

— Eh ! bien, regardez, à votre gauche, et examinez les empreintes avec attention : l’individu boitait du pied gauche, car les empreintes sont fort irrégulières ici… L’empreinte du pied droit est très prononcée, tandis que celle du pied gauche est presqu’indistincte, ce qui signifie qu’il pesait de tout son poids sur le pied droit, le gauche le faisant beaucoup souffrir.

— Ma foi ! s’écria Gaétan, avec une certaine admiration pour l’intelligence de la secrétaire de Mme de Bienencour. Vous devriez vous engager comme agent de police, Mlle Claudier, ajouta-t-il, presque sérieusement ; il y a beaucoup de femmes détectives aux États-Unis d’Amérique, prétend-on.

— J’y songerai, répondit, non moins sérieusement Iris.

— Que dirait le Docteur Nippon ? fit Gaétan, taquin.

— M. de Bienencour, dit Iris, tandis que ses yeux de chat lançaient des flammes, je ne donnerais pas ça pour le Docteur Nippon… et vous le savez bien !… Au revoir ! reprit-elle. Ayons l’œil ouvert ; nous finirons bien par découvrir le jeune homme qui boite du pied gauche. Ha ha ha !

Hâtivement, Iris Claudier repoussa sa chaloupe du rivage et presqu’aussitôt, Gaétan la perdit de vue, à un brusque détour que faisait la rivière.

Chose singulière, après le départ de la jeune fille, Gaétan de Bienencour au lieu de se hâter de quitter les Cinq Ormes, se mit à examiner, avec grand intérêt, les empreintes auxquelles Iris avait attiré son attention…

Oui, les choses avaient dû se passer telles qu’elle l’avait affirmé… Ici, à sa droite, les empreintes se dirigeaient vers la rivière ; là, à sa gauche, les empreintes de la même chaussure se dirigeaient vers les ormes. Or, celles-ci montraient le pied droit très encavé dans le sable, tandis que le gauche était presqu’indistinct, comme si celui qui y eut marché n’eut posé que le bout du pied sur le sol… Ce n’était pas la chaussure d’un paysan ou laboureur ; nul « soulier de bœuf » n’eut laissé de pareilles empreintes… La chaussure était fine ; le pied qu’elle recouvrait devait être long et étroit…

— Est-ce que je perds la tête ? se dit soudain Gaétan, et faut-il que je gaspille mon temps