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L’OMBRE DU BEFFROI

Je serai au Beffroi, dans le courant de l’avant-midi. Quel bonheur de vous revoir si tôt !

— Soignez votre pied, M. Le Briel, recommanda-t-elle. Vous avez dû vous faire bien mal, car vous boitez beaucoup !

— Oh ! une simple entorse !

— Rien n’est plus douloureux qu’une entorse ! Faites des applications d’eau glacée sur votre pied ; n’y manquez pas ! Au revoir !

Raymond s’apprêtait à lui répondre, mais déjà la chaloupe la contenant disparaissait dans la nuit.

— Ô ciel ! Que je l’aime ! se dit-il, se dirigeant, en boitant, vers le hangar servant d’abri à son cheval. Ai je rêvé entendre sa voix m’appeler « Raymond », tandis que je roulais sur les rochers, tout à l’heure ?… Ô ma bien-aimée, combien vous m’êtes chère !… Et dire que, lorsque je la reverrai, dans quelques heures maintenant, elle aura l’air froid et indifférent… Je me demande comment elle peut feindre ainsi… Elle est singulière, singulière cette jeune fille… mais combien exquise !


CHAPITRE V

SOUPÇONS


Il était sept heures du matin. V. P. était à surveiller Cyp, son neveu, alors que ce dernier soignait les chevaux, lorsqu’arriva Gaétan de Bienencour.

— M. de Bienencour ! fit V. P. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Vous pourriez me seller un cheval, V. P. Je désire faire une promenade, afin de chasser un mal de tête.

— Je vais seller Luna, répondit le domestique, en désignant une superbe bête toute noire, portant au front une petite demi-lune blanche. Luna va comme le vent, tout en étant douce comme un agneau.

— Belle bête ! Bonne bête ! fit Gaétan, en flattant Luna, qui hocha plusieurs fois la tête, en signe de satisfaction. Puis, s’adressant à V. P., il demanda : Quel chemin dois-je prendre ?… Je veux dire quelle est la plus belle route, dans la direction de l’ouest ?

— Bien, Monsieur, vous pourriez prendre par la droite, à travers « l’Avenue des Trembles », puis revenir par la gauche, en suivant le cours de la Rivière des Songes.

— C’est bien, merci, V. P. ; je vais suivre les directions que vous venez de me donner.

Tout en se promenant, Gaétan faisait diverses réflexions… Il pensait à Marcelle, qu’il aimait, et qui avait l’air de lui rendre amour pour amour… Les soupçons qu’il avait entretenus, autrefois, au sujet de Raymond Le Briel s’étaient effacés… Il est vrai qu’il restait cette affaire de morphine… N’avait-il pas vu la jeune fille sous l’effet de ce… poison, l’avant-veille ; et pourrait-il épouser une personne se livrant à ce vice, qui n’irait qu’en empirant, avec les années ?… Mme Fauvet avait été morphinomane et… Cependant, rien ne prouvait que Marcelle avait été sous l’effet de la morphine, l’avant-veille ; elle avait été… étrange, voilà tout… Cette absence de mémoire, à propos des tableaux vivants, c’était si singulier !…

— Je l’épouserai, si elle veut m’accepter, se disait-il, et je la sauverai ma douce et gentille Marcelle !… Aussitôt que le Beffroi redeviendra plus tranquille, c’est-à-dire après demain, je la demanderai en mariage à son père, et peut-être qu’à l’automne… qui sait ?… Pourquoi ne nous marierions-nous pas à la même messe que Dolorès et Gaston ?… Oui, nous nous marierons à l’automne, en octobre… Nous passerons l’hiver à Québec… Des distractions, voilà ce qu’il faut à Marcelle, et elle en aura !

Tout à ses pensées, Gaétan ne s’aperçut pas que sa monture allait au galop et qu’elle avait parcouru ainsi, une assez longue distance.

— Tiens ! se dit soudain Gaétan. Me voilà déjà rendu au Grandchesne !

— Bonjour, M. de Bienencour ! fit, tout à coup, la voix du Docteur Carrol. Vous faites une promenade matinale, à ce que je vois !

— Comment vous portez-vous, Docteur ? dit Gaétan. Mme Carrol est en excellente santé, je l’espère ?

— Merci, nous sommes tous deux florissants de santé, répondit le médecin en ouvrant, toutes grandes, les barrières du Grandchesne. Vous déjeunerez avec nous, n’est-ce pas, M. de Bienencour ?

— Oh ! non, non ! C’est bien aimable à vous de m’inviter, Docteur, mais…

— Voilà ma femme qui vient m’annoncer que le déjeuner est prêt. Elle ne vous laissera pas partir l’estomac vide, j’en suis sûr, fit le docteur, en riant.

Le Docteur Carrol avait eu raison d’affirmer que sa femme insisterait pour garder Gaétan à déjeuner.

— Le repas est prêt, M. de Bienencour, dit-elle ; je n’ai qu’à faire ajouter un couvert. Venez !

— Comment est tout le monde, au Beffroi ? demanda le médecin, au moment où l’on se mettait à table.

— Tous sont en parfaite santé et de joyeuse humeur, répondit Gaétan. Vous le savez, sans doute, la majeure partie des invités retourne à Québec après-demain soir ?

— Non, nous ne le savions pas, dit le Docteur Carrol.

Mlles Brummet, MM. du Tremblaye, Martinel et Archer, partent jeudi soir.

— Vous passerez encore quelque temps dans nos parages, vous et Mme de Bienencour ? demanda le médecin.

Gaétan sourit et rougit légèrement.

— Oui, Docteur… Je… j’ai obtenu de Mlle Marcelle la permission de parler à son père… Je vous l’annonce, à vous qui êtes des amis de la famille ; j’espère épouser Mlle Fauvet… peut-être à l’automne.

— Ah ! fit le médecin. Ah !

Le visage du Docteur Carrol était très grave, ce dont sa femme s’aperçut et ce qui la surprit beaucoup. C’est donc pour faire oublier à Gaétan l’exclamation un peu énigmatique de son mari qu’elle s’écria :

— Je vous félicite, M. de Bienencour ! Je féliciterai Marcelle, aussitôt que je la verrai, c’est-à-dire demain, car nous allons veiller au Beffroi demain soir. Nous sommes particulièrement invités… Les tableaux vivants, vous savez…

— Ah ! oui, les tableaux vivants, répondit, en souriant, le jeune homme. Et cela me fait penser qu’il reste encore beaucoup de préparatifs à faire, pour ces tableaux ; il faut que je retourne au Beffroi, en vous disant au re-