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L’OMBRE DU BEFFROI

à vos yeux, je me suis réfugiée dans cette grotte, qui est à votre gauche.

Debout, au pied du castel de granit, ses yeux perdus dans l’infini, elle était bien belle à voir. Son manteau, qu’elle avait enlevé, gisait à ses pieds, et son abondante chevelure, que ne retenait plus le chapeau mou, tombait sur ses épaules, comme une cascade dorée.

— N’est-ce pas que c’est splendide tout cela, M. Le Briel ? C’est beau, beau, beau !

— Oui, c’est infiniment beau !

Mais ce n’était pas le paysage qu’il admirait, en ce moment, c’était elle. Qu’elle était belle !…

Soudain, il s’approcha, et l’étreignant dans ses bras, il murmura :

— Marcelle ! Marcelle ! Que tu es belle et que je t’aime !

À ce moment précis, quelqu’un, qui passait, en voiture, sur la rive opposée, arrêta son cheval, se frotta les yeux, puis regarda, pour bien se convaincre qu’il ne s’était pas trompé, les deux jeunes gens, qui se détachaient clairement sur le sombre rocher et qu’éclairait de ses lueurs l’astre des nuits…

— Ciel ! se dit-il. C’est Mlle Fauvet, aussi vrai que j’existe !… Elle est avec M. Le Briel… Mais, je croyais qu’elle était fiancée avec M. de Bienencour !… Et M. Fauvet ?… Il est loin de se douter, j’en suis sûr, que sa fille est en excursion nocturne avec le propriétaire de l’Eden, en ce moment… C’est à n’en pas croire ses yeux !… Que dirait M. de Bienencour, si… Mais, ce ne sont pas de mes affaires, après tout ! Marche, Bavard !


CHAPITRE IV

AU BORD DE L’ABÎME


Les deux jeunes gens furent plus d’une heure à la Cité du Silence. Qu’ils étaient loin de se douter qu’ils avaient été vus ! Enfin, ils se décidèrent à partir.

— Il commence à se faire tard, dit la jeune fille, partons, partons, sans retard !

— Encore un quart d’heure, un tout petit quart d’heure, je vous prie ! implora le jeune homme.

— Non ! Non ! Avant que je sois de retour chez moi, ce sera déjà presque l’aurore. Ne tardons plus !

— Êtes-vous sûre, Mlle Marcelle, de pouvoir rentrer au Beffroi, sans que personne n’en ait connaissance ? demanda Raymond. Ah ! j’espère que…

— Ne craignez rien pour moi, M. Le Briel ; je rentrerai sans danger.

Soudain, Raymond, se retournant pour adresser la parole à sa compagne, fut victime d’un accident ; son pied glissa, il perdit l’équilibre et il tomba. En un clin d’œil, il disparut, mais la jeune fille l’entendit rouler, de rocher en rocher… Allait-il tomber dans le lac, qui, d’après la légende, était un gouffre sans fond ?… Épouvantée, hors d’elle-même, elle l’appela ;

— Raymond ! Raymond ! Ô ciel ! Raymond !

Puis elle se mit à courir, sans souci du danger qu’il y avait pour elle-même de faire quelque faux pas, dont le résultat pourrait être fatal. S’il allait être précipité dans le lac !… Certes, elle venait de s’en vanter, elle était nageuse émérite ; mais Raymond Le Briel devait peser, pour le moins 150 livres ; jamais elle ne parviendrait à lui sauver la vie, s’il allait se noyer !

— Raymond ! Raymond ! Oh ! répondez, de grâce !

Un silence absolu régnait partout ; l’écho seul répondit aux appels de la jeune fille… Était-il déjà noyé ?…

Non, cependant ; elle venait de l’apercevoir, étendu, au pied d’un mur de pierre, couché sur une sorte de corniche de trois pieds de large à peine… Heureusement pour lui, il avait perdu connaissance, car, au moindre mouvement qu’il eut essayé de faire, il aurait roulé dans le lac.

Qu’imaginer pour le sauver ?… Elle s’approcha du jeune homme et saisit la ceinture en cuir qu’il portait autour de sa taille, afin de le retenir. Elle le savait bien pourtant, au moindre mouvement qu’il ferait, il l’entraînerait avec lui dans l’abîme.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleura-t-elle.

Tout à coup, Raymond ouvrit les yeux.

— Marcelle ! murmura-t-il.

— Pour l’amour de Dieu, M. Le Briel, s’écria-t-elle, essayez de vous lever ; je vais vous y aider… Mais, prenez garde ! L’abîme est à votre gauche… Tenez, accrochez-vous à ce sapin, qui est à votre droite… Prenez garde ! Prenez garde !

Obéissant machinalement, Raymond fut bientôt debout et, appuyé sur l’épaule de la jeune fille, il put prendre le petit sentier conduisant à l’anse, où ils avaient laissé leur embarcation.

— Vous vous êtes fait mal, en tombant, n’est-ce pas, M. Le Briel ? Vous boitez ; vous boitez même beaucoup !

— Ce n’est rien, rien. Une légère entorse au pied gauche et c’est tout… Mon ange ! Mon ange ! Pour la deuxième fois, vous m’avez sauvé la vie !

— Non ! Non ! protesta-t-elle. Je n’ai rien fait… Vite, hâtons-nous ; il se fait tard ! Je manierai les avirons, pour le voyage du retour ; vous vous chargerez du gouvernail.

— J’aurai fière mine, pour arriver au Beffroi, ne trouvez-vous pas ? fit Raymond en souriant ; mais, sans doute, je serai mieux, demain.

— Je l’espère ! répondit-elle.

Ils furent bientôt parvenus à la petite anse servant de port à leur chaloupe. Prenant place dans l’embarcation, ils s’éloignèrent aussitôt de la Cité du Silence…

Encore une fois, on passa sous l’Arche Enchantée, puis, derrière la maison du Docteur Carrol, et enfin, on arriva aux Cinq Ormes.

— Vous débarquez ici, M. Le Briel, dit la fille de Henri Fauvet. Êtes-vous venu de l’Eden à pied ?

— Non. J’ai mis Aquilon à l’abri sous un hangar, non loin d’ici, répondit le jeune homme. Marcelle ! Marcelle ! reprit-il, merci, du plus profond du cœur merci, pour ces quelques heures de bonheur que vous venez de me donner !… Je ne puis…

— N’oubliez pas ce qui a été convenu entre nous !… Jamais vous ne ferez allusion à cette excursion que nous venons de faire, même quand nous serons seuls tous deux, vous et moi.

— J’ai promis, ma bien-aimée, et vous pouvez avoir confiance en moi… À demain donc !