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L’OMBRE DU BEFFROI

allusion, même quand nous serions seuls ensemble. Ô mon adorée, soyez bonne, soyez généreuse et accordez-moi ce que je vous demande !

— Vous demandez l’impossible, répondit-elle.

— Non ! Non ! Ce ne serait pas impossible, si vous vouliez y consentir… Il y a pleine lune, de ce temps-ci… Demain soir… à l’heure que vous préciserez, je vous rencontrerai, où vous voudrez et nous irons visiter la Cité du Silence. Dites oui, ma chérie, dites oui !

— Ce serait mal… commença-t-elle.

— Mal ?… Non pas ! Où serait le mal, Muguette ? Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ?

— Confiance ?… Oui, j’ai confiance en vous, M. Le Briel, et, vraiment, une excursion à la Cité silencieuse, au clair de la lune, doit avoir des charmes, dit-elle, songeuse.

— Ça doit être splendide !

— Connaissez-vous cet endroit, à un mille d’ici, que l’on nomme Les Cinq Ormes, M. Le Briel ?

Les Cinq Ormes ! Je connais parfaitement l’endroit. Au milieu d’une désolation impossible à décrire, croissent cinq ormes altiers. On assure que ce lieu est hanté, répondit Raymond, en souriant.

— Je serai aux Cinq Ormes, demain soir, entre dix et onze heures, fit la jeune fille en se levant. Les ormes croissent sur les bords de la Rivière des Songes, comme vous savez ; je serai en chaloupe… et je me rendrai à la Cité du Silence.

— Merci ! Oh ! merci, ange bien-aimé ! s’écria Raymond.

— Vous le voyez, j’ai confiance en vous, en votre discrétion.

— Que le ciel vous bénisse pour votre grande bonté… Muguette ! s’exclama le jeune homme, qui avait des larmes dans les yeux. Vous partez ! reprit-il. Avant de partir, donnez-moi cette petite touffe de muguets que vous portez dans vos cheveux !

— N’êtes-vous pas quelque peu exigeant, M. Le Briel ? demanda-t-elle, avec un sourire. Et si je vous donnais cette touffe de muguets, qu’en feriez-vous ?

— Je la garderai toute ma vie, en souvenir de ce jour, chère adorée !

Elle enleva de sa chevelure quelques tiges de muguets qu’elle y avait mises et les lui donna.

— « La fleur est éphémère et ne dure qu’un jour » fit-elle, en riant, puis, hâtivement elle quitta le jeune homme et presqu’aussitôt, disparut à ses yeux.

Raymond Le Briel regarda longtemps dans la direction qu’avait prise la jeune fille, dans l’espoir de la voir apparaître de nouveau sans doute, puis ayant sifflé son cheval, il monta en selle et s’achemina vers l’Eden, sans soupçonner, certes, que quelqu’un avait assisté, invisible, à la conversation citée, plus haut.

Aussitôt qu’Aquilon eut disparu, à l’un des détours de la route, Iris Claudier se leva de derrière un rocher, où elle s’était tenue cachée. Son visage était effrayant à voir, tant il exprimait de méchant triomphe. Elle avait tout vu, tout entendu !

Ayant aperçu les jeunes gens, de loin, elle s’était dit qu’elle s’arrangerait pour entendre leur conversation. À cette fin, elle s’était faufilée, telle une vipère, dans l’herbe et les hautes broussailles arrivant jusqu’à portée de leurs voix.

— Ah ! Gaétan, mon cousin, s’écria-t-elle, avec un rire moqueur, vous êtes loin de vous douter de ce qui se passe !… Mais vous ne perdez rien pour attendre, et je saurai bien vous faire souffrir, un jour, à mon tour !… Votre adorée Marcelle… Si vous aviez pu assister à la conversation qui vient de s’échanger, entre elle et M. Le Briel !… Demain soir, le rendez-vous, hein ?… Dois-je avertir Gaétan ?… Je verrai ! Je verrai !

Et toujours riant méchamment, Iris Claudiel prit le chemin conduisant au Beffroi.


CHAPITRE III

AUX CINQ ORMES


Dix heures sonnaient au Beffroi, le lendemain soir, quand Raymond Le Briel arriva aux Cinq Ormes. Il en était certain, il serait le premier au rendez-vous ; mais ce ne serait pas désagréable d’attendre, sous les ormes, en fumant un cigare. La lune brillait dans tout son éclat et une brise légère flottait dans l’air du soir. La journée avait été lourde, et cette brise rafraîchissante procurait un extrême bien-être.

Au moment où il allait allumer un cigare, un bruit léger, venant de la Rivière des Songes, attira son attention, et bientôt, il vit une chaloupe se détacher sur le fond sombre de l’eau.

— Marcelle… murmura-t-il, en s’approchant du bord de la rivière.

Sans répondre, elle lui fit signe de prendre place dans l’embarcation, puis, s’étant levée, elle lui céda les avirons, tandis qu’elle-même se mettait au gouvernail. Et l’on partit…

— Je croyais que j’aurais à vous attendre, au moins une heure, dit Raymond à la jeune fille. Il est vrai que tout était noir, au Beffroi, quand j’y suis passé, tout à l’heure.

— On s’est couché de bonne heure, ce soir, répondit-elle, car, demain on veillera tard. Vous le savez, sans doute, dans deux jours maintenant, plusieurs retourneront à Québec.

— Vraiment ! Non, je ne le savais pas. La chose a dû être décidée après mon départ, hier après-midi.

— Yolande et Jeannine Brummet, M. du Tremblaye, M. Martinel et M. Archer retournent à Québec jeudi soir. Olga et Wanda, ainsi que le Docteur Karl retournent au Grandchesne, M. Cyr, à l’Abri, dans trois ou quatre jours. Je vouS l’ai dit, on veillera tard, au Beffroi, demain et après demain soir, vous le pensez bien !

— Je serai là, dit Raymond, et le plus tard on veillera, le plus heureux je me compterai, puisque je jouirai de votre présence… Muguette.

— Après demain soir, reprit la jeune fille, ce seront les tableaux vivants et…

— Ah ! à propos des tableaux vivants… Vous ne sauriez croire combien je serai heureux de figurer dans ces scènes d’amour avec vous !… Je ne sais si je vous ai remerciée comme je le dois, d’avoir accepté… Je me rappelle que, lorsque j’ai essayé de vous exprimer convenablement ma reconnaissance, l’autre jour, vous m’avez accueilli avec un charmant, mais froid sourire… Mais, dites-moi, chérie, M. de Bie-