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L’OMBRE DU BEFFROI

— Merci, M. Fauvet ! Soyez certain que je n’y manquerai pas !

Vers les onze heures et demie, Henri Fauvet, Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel étaient à causer, dans l’étude, quand la porte s’ouvrit et Marcelle entra. Elle était très pâle, et dans ses yeux se voyaient une expression assez singulière.

Henri Fauvet accourut au-devant de sa fille.

— Marcelle, ma chérie ! dit-il. Ça va bien maintenant, je l’espère ?

— Assez bien, père, répondit-elle, en passant sa main sur son front à plusieurs reprises.

Raymond jeta un regard sur Gaétan, ne comprenant rien à l’attitude de celui-ci, car le fiancé de Marcelle, debout, les bras croisés sur sa poitrine, regardait la jeune fille, d’un air étrange, tandis qu’un pli se creusait sur son front.

Raymond haussa légèrement les épaules, puis s’approchant de Marcelle, il lui offrit un siège.

— Ne désirez-vous pas vous asseoir, Mlle  Fauvet ? lui demanda-t-il.

— Merci, M. Le Briel, répondit-elle, en souriant, et ses yeux, dans lesquels se lisait un reproche, se posèrent sur Gaétan.

— Où sont… les autres, père ? demanda-t-elle.

— Dans la bibliothèque, ma chérie. Ils sont à essayer de dessiner des costumes pour les tableaux vivants qui…

— Les tableaux vivants ?… fit Marcelle, en passant, à diverses reprises, la main sur son front. Quels tableaux vivants, père ?

Gaétan devint blanc comme un mort, et ses yeux, qui ne quittaient pas la jeune fille, s’ouvrirent démesurément.

— Mais, Marcelle, les tableaux que tu as suggérés toi-même, hier, dit Henri Fauvet, d’un ton étonné. Ne te souviens-tu pas, mon aimée ?

— Non… je ne me souviens pas… murmura-t-elle, et ses yeux s’emplirent d’une sorte de frayeur, tandis qu’un pli se creusait sur son front. Je vais me rendre à la bibliothèque, ajouta-t-elle, en se levant.

Mais aussitôt qu’elle fut debout, elle oscilla sur elle-même et elle serait tombée, si Raymond ne se fut trouvé là à point pour la saisir par la taille.

Henri Fauvet, occupé à allumer un cigare, n’eut connaissance de rien, mais Gaétan, qui n’aurait pu devenir plus pâle qu’il l’était, fronça les sourcils.

Raymond, soutenant Marcelle, attendit que Gaétan vint s’offrir à la conduire jusqu’à la bibliothèque, mais voyant qu’il ne faisait pas un seul mouvement dans cette intention, c’est lui, Raymond, qui présenta son bras à la jeune fille pour l’assister à quitter l’étude. V. P. venait d’entrer, et il parlait à Henri Fauvet ; c’est pourquoi ce dernier eut à peine connaissance du départ de sa fille, et qu’il ne vit pas l’étrange attitude de Gaétan.

Au diner, Marcelle mangea peu, mais elle avait retrouvé toute sa gaieté ; elle était même un peu trop gaie et ça ne paraissait pas naturel, se disait Gaétan, car elle parlait sans cesse et riait, à propos de tout et de rien.

Personne n’avait l’air de s’étonner de cet excès de gaieté de Marcelle, suivant, de si près, sa tristesse, personne, excepté Gaétan de Bienencour et Iris Claudier ; cette demoiselle paraissait être fort amusée de ce qui se passait et ses yeux ne quittaient pas Gaétan, qui s’apercevait bien de l’attitude de la secrétaire de sa tante, ce qui le mettait très en colère.

— Mon Dieu, se disait-il, est-ce possible que cette exquise jeune fille soit morphinomane ?… Je ne puis plus en douter : sa tristesse de tout à l’heure, son absence de mémoire, à propos des tableaux vivants, puis cette gaieté, poussée à l’excès !… Que le ciel ait pitié d’elle… et de moi !… Marcelle ! Marcelle ! Moi qui vous aime tant, moi qui donnerais, sans hésiter, ma vie, pour vous délivrer de ce vice affreux, qui finira par vous conduire à la ruine, à la folie, puis à la mort !…

Après le dîner, tous causèrent pendant une heure à peu près, puis Mme  de Bienencour se retira dans sa chambre, et bientôt, les autres invités se dispersaient ; les uns allant faire une promenade à pied, à cheval ou en chaloupe, les autres s’installant dans le salon ou la bibliothèque pour lire ou faire un peu de musique.

Raymond vit Marcelle, qui se disposait à monter au deuxième étage et il alla lui parler :

— Au revoir, Mlle  Fauvet, lui dit-il ; je pars, dans moins d’une heure.

— Au revoir, M. Le Briel ! répondit-elle. N’oubliez pas que nous vous attendons dans deux jours !

— Je n’oublierai pas, soyez-en assurée ! répondit le jeune homme, en pressant la main de celle qu’il adorait en secret.

Une heure plus tard, ayant sellé Aquilon, Raymond quitta le Beffroi. Tout en cheminant, il se livrait à ses réflexions.

— Singulier type ce de Bienencour ! se disait-il. Avait-il l’air étrange un peu lorsque Mlle  Fauvet a failli s’évanouir, avant le dîner ? … Et elle s’en est aperçue, la pauvre enfant… Ah ! si elle eut pu m’aimer moi, jamais je… Allons, Aquilon ! s’interrompa-t-il. Bon cheval ! Bon cheval ! Mais… qu’y a-t-il donc ?

Aquilon venait de faire un saut de côté ; c’est qu’il avait été effrayé, à la vue d’une jeune fille, vêtue de blanc, qui se tenait assise sur rocher, qu’on pouvait apercevoir, du chemin.

Mlle  Fauvet ! s’écria Raymond.

Vite, il descendit de cheval et accourut vers la jeune fille.


CHAPITRE II

UNE TOUFFE DE MUGUETS


Mlle  Fauvet ! Oh ! quel bonheur de vous rencontrer ici, quand je vous croyais en frais de faire la sieste, au Beffroi !

— Je ne dors jamais durant le jour, M. Le Briel. Je suis venue cueillir des muguets ; voyez !

De la main, elle indiqua un véritable monceau de muguets, qu’elle avait déposés sur le rocher, à côté d’elle.

— Comme vous aimez les muguets, Mlle  Fauvet ! Jamais je ne puis voir une de ces délicates fleurs sans penser à vous… Savez-vous, n’osant, même tout bas, vous appeler Marcelle, je vous nomme… « Muguette »… Nom ridicule, je le sais, mais, que voulez-vous…

— Vous l’avez dit, M. Le Briel, c’est un nom fort ridicule, répondit-elle en riant. Mais, ce n’est guère compromettant, et si, au Beffroi