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L’OMBRE DU BEFFROI

coupret, répondit Raymond. La terre est altérée, fort altérée, et les semences sont très en retard, à cause de la sécheresse que nous avons. Demandons la pluie ; demandons-la à grands cris… pour plus d’une raison. Et un nuage passa sur les traits du jeune homme.

— Vous me faites penser à notre ménagère Mme  Emmanuel, M. Le Briel, fit Marcelle, en riant. Chaque matin, elle observe le firmament, puis elle secoue la tête et dit d’un air désolé : « Pas de pluie, encore aujourd’hui ! Que Dieu nous garde » !

Mme  Emmanuel a toujours demeuré dans ce district, n’est-ce pas ? demanda gravement Raymond.

Toujours… Excepté durant les quelques années qu’elle a passées, avec nous, à Québec, répondit Henri Fauvet.

— L’autre jour, reprit Marcelle, pendant, une heure à peu près, le soleil a été obscurci d’un nuage et Mme  Emmanuel était littéralement folle de joie. « La pluie ! La pluie enfin ! disait-elle ; Dieu est bon » !

— Et la brave femme dansait, dans les corridors, tant sa joie était grande, ajouta Dolorès, en souriant.

Mme  Emmanuel connaît ces régions, et c’est pourquoi… commença Raymond, puis il changea subitement de sujet. Allons ! reprit-il. Il faut que je parte !

— Pas avant d’avoir bu une tasse de café et mangé du gâteau, que Dolorès a confectionné, de ses blanches mains ! dit Marcelle. Viens, Dolorès ! Nous allons préparer, pour M. Le Briel, le coup de l’étrier !

Les deux jeunes filles étant parties, en courant, du côté de la maison, Henri Fauvet demanda au jeune homme :

— M. Le Briel, cette absence de pluie a l’air de vous inquiéter beaucoup. Puis-je savoir pourquoi ? Ce ne sont pas seulement les semences qui vous causent tant d’inquiétudes, je le sais !

— C’est vrai, M. Fauvet, je suis fort inquiet, comme le sont, d’ailleurs, tous ceux qui sont familiers avec cette région… Cette sécheresse peut occasionner la plus grande des calamités : un feu de forêt.

— Un feu de forêt, dites-vous, M. Le Briel ! Mais… Je croyais que ces sortes de choses n’étaient à craindre que durant l’automne, alors qu’on prépare la nouvelle terre, qu’on fait brûler les souches d’arbres… que sais-je ?…

— Sans doute, M. Fauvet ; mais, je vous assure que la sécheresse est un malheur, un grand malheur ! La terre se fend, par endroits, tant elle est cuite ; les arbres, l’herbe ; tout est devenu matière inflammable. Un feu de campement, mal éteint, l’allumette d’un fumeur, jetée négligemment sur le sol, au milieu d’aiguilles de pin, par exemple, et le résultat est épouvantable. Oh ! combien peu ils songent, ces négligents, ces indifférents, aux catastrophes que peuvent parfois produire un simple acte d’imprudence !

— Ce n’est guère rassurant ce que vous me dites, Le Briel, fit Henri Fauvet. J’ai entendu parler si souvent des feux de forêt ; on dit que c’est épouvantable.

— Un feu de forêt, c’est la pire des calamités, et ce n’est pas sans raison qu’il jette la terreur dans tous les cœurs. Imaginez un mur de flammes, de cinquante à soixante pieds de haut, un mur mobile, qui va s’avançant, lentement, mais sûrement, détruisant tout sur son passage… Il faut avoir vu cette horrible chose pour la bien comprendre…

— Mon Dieu ! dit Henri Fauvet.

— Espérons que nous serons épargnés, reprit Raymond ; mais, depuis quelques jours, il y a de la fumée dans l’air… Voyez-vous, M. Fauvet, certaines parties de forêt pourraient bien être incendiées, sans que nous le sachions encore.

— Comment ! Vous craignez…

— Je ne sais pas… J’ai comme le pressentiment d’une catastrophe, que la pluie seule pourrait empêcher. Mais, voilà les jeunes filles ; il ne faut pas les effrayer, donc, changeons le sujet de notre conversation.

Raymond s’élança à la rencontre de Marcelle et Dolorès, qui portaient, entr’elles, un plateau sur lequel étaient quatre tasses de café et une corbeille contenant des gâteaux.

Après le départ de Raymond, Henri Fauvet se sentit mal à l’aise. Il aurait désiré garder le jeune homme au Beffroi… Pourquoi ?… Il n’eut pu l’expliquer, mais, les choses qu’il venait d’entendre étaient peu rassurantes ; pour le cas où un malheur arriverait, on eut été plus nombreux ; voilà.

— Suis-je stupide ! se dit le père de Marcelle, en haussant les épaules. Parce que Le Briel m’a parlé de feux de forêts ce soir, cela ne signifie pas qu’il arrivera quelque catastrophe cette nuit. Allons ! Pensons à autre chose ; Marcelle finirait pas s’apercevoir que je suis préoccupé.

À dix heures, les jeunes filles se retirèrent dans leurs chambres et Henri Fauvet resta seul, dans son étude. Mais, c’est en vain qu’il essaya de lire. Il résolut donc d’aller se mettre au lit. Au moment où il se disposait à monter l’escalier, V. P. passa dans le corridor, faisant « sa ronde d’inspection » comme il le disait.

— V. P., dit Henri Fauvet, entre donc dans mon étude ; j’ai à t’entretenir de quelque chose.

— Certainement, M. Henri ! répondit le domestique.

— V. P., demanda Henri Fauvet, quand ils eurent pénétré dans l’étude, as-tu déjà entendu parler de feux de forêts ?

— Si j’en ai entendu parler, M. Henri ! Certes, oui ! Mme  Emmanel ne nous entretient que de cela, depuis quelque temps ; depuis qu’il fait une si grande sécheresse. Cette pauvre femme a tellement peur du feu, qu’elle n’en dort pas des nuits, nous dit-elle. Elle assure même qu’il y a de la fumée dans l’air et que…

— Pauvre femme ! fit Henri Fauvet. Je présume qu’elle a du être témoin de quelque feu de forêt, jadis, et c’est pourquoi elle craint tant.

— Elle a été, en quelque sorte, la victime d’un de ces feux, M. Henri, répondit V. P. Elle s’est vue obligée de se sauver, emportant dans ses bras son bébé, une petite, âgée de quelques mois. Sa petite Marie-Ange, nous en parle-t-elle assez souvent ! Fuyant devant de vraies montagnes de flammes, son Nap cramponné à ses jupes et portant Marie-Ange. Elle et sa petite reçurent tout de même, des brûlures. L’enfant en mourut, et Mme  Emmanuel porte, à son bras droit, de terribles