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L’OMBRE DU BEFFROI
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rait souvent, en cachette, et son mari craignit qu’elle devint victime de la mélancolie. Il attendrait encore un peu, et si son Edith continuait à être triste, il irait chercher ses filles.

Un matin, (on était au 27 mai) le Docteur Carrol fut appelé auprès d’une malade ; ce devait être, il le prévoyait, un cas très sérieux.

— Tu vas m’accompagner, Karl, dit-il, au cousin de sa femme. Il est bon que tu gagnes un peu d’expérience, en médecine, à mon sens, cela vaut mieux que deux ans d’étude.

— C’est bien. Docteur, je vous accompagnerai, répondit le jeune homme. Quand partons-nous ?

— Immédiatement ! Le temps d’embrasser ma femme, puis, en route ! Dis à Ned d’atteler Bayard.

Ned était le domestique des Carrol. Il n’y avait que deux serviteurs au Grandchesne : Ned, cocher, jardinier, homme à tout faire, et Martha, cuisinière, ménagère et bonne à tout faire aussi. Martha était assez âgée. Elle avait élevé Mme Carrol, cette dernière orpheline de mère, depuis sa plus jeune enfance, et maintenant, orpheline de père aussi.

— Edith, dit le médecin, je suis appelé aux malades. Je pars, et j’emmène Karl. Le cas étant sérieux, peut-être ne pourrai-je revenir que demain. Donc, ne sois pas inquiète, si je retarde, n’est-ce pas ? Essaye de t’amuser, pendant mon absence. Il y a ces brochures, que j’ai fait venir, pour toi ; elles t’intéresseront, j’en suis sûr.

— Sois sans inquiétude ! répondit Mme Carrol, en souriant. Bon voyage, mon mari ! Dieu te garde !

— Dieu te garde, toi aussi, ma chère aimée !

Quand le Docteur Carrol revint chez lui, le lendemain avant-midi, il apprit que sa femme avait disparu, depuis la veille, au soir.

La vieille Martha raconta, d’une voix entrecoupée de sanglots, que, la veille, Mme Carrol avait exprimé le désir de se faire servir le déjeuner sur la véranda. Quand Martha alla débarrasser la table, après le repas, elle vit Mme Carrol ; couchée dans le hamac, elle paraissait dormir. La servante avait jeté une couverture légère sur sa maîtresse, puis elle était rentrée dans la maison, vaquer à ses occupations ordinaires. Ce n’est que vers les quatre heures de l’après-midi qu’elle retourna sur la véranda, prendre les ordres de Mme Carrol ; or, celle-ci n’était plus dans le hamac. Sans être le moindrement inquiète, Martha retourna dans la maison et commença à préparer le dîner. Mais, quand arriva l’heure de se mettre à table, Mme Carrol n’était nulle part en vue. Les deux domestiques avaient été pris de panique. Toute la nuit, Ned avait parcouru les forêts environnantes, surtout les bords de la Rivière des Songes, où la femme du médecin aimait tant à se promener. Mais la brume, une de ces terribles brumes du nord, enveloppait tous les alentours, et, malgré ses recherches et ses appels réitérés, Ned ne parvint pas à retrouver sa maîtresse.

Pendant plusieurs jours, après le retour du Docteur Carrol, la brume refusa d’écarter ses opaques rideaux. Qu’était devenue la malheureuse femme durant ce temps ? En vain lançait-on des appels, la demandant à tous les échos ; elle resta introuvable.

Le médecin dut faire connaître à ses filles, âgées respectivement de onze et de treize ans alors, la disparition de leur mère. Leur désespoir fut grand, à toutes deux : Wanda en fit une maladie.

La disparition de Mme Carrol devait donc toujours rester un mystère ? Sans doute, elle était morte, la pauvre femme !

Ce fut un grand sacrifice pour le Docteur Carrol de renvoyer ses filles au pensionnat, après les vacances de l’été ; mais il s’imposa ce sacrifice, et pendant trois ans encore. Mais aujourd’hui, elles étaient de retour à la maison, et elles étaient devenues les plus aimables compagnes qu’on put rêver.

Le médecin et sa fille aînée avaient renoncé, pour toujours, à l’espoir de revoir jamais Mme Carrol ; mais Wanda se disait que sa mère était quelque part ; qu’on ne disparaissait pas ainsi, sans laisser de traces… Pourtant, cinq ans, près de six, s’étaient écoulés, et par ceux qui avaient eu connaissance du drame qui s’étaient passé au Grandchesne, jadis, Mme Carrol était considérée comme morte.

Toutes ces choses, Henri Fauvet les raconta à Marcelle, le jour même du départ des Carrol. On s’était séparé, avec promesses de se revoir bientôt.

On le voit, malgré leur isolement, les Fauvet étaient entourés de bons amis : les Carrol et Raymond Le Briel. Que désirer de mieux ?


CHAPITRE III

L’HOSPITALIER BEFFROI


Trois jours après le départ des Carrol, du Beffroi, Henri Fauvet reçut une dépêche de Dolorès, lui annonçant que sa tante, Mme de Pont-Joly, était morte. Aussitôt, il entra dans l’étude où se tenait sa fille et lui dit ;

— Marcelle, je viens de recevoir un télégramme de Dolorès.

— De Dolorès ? Est-ce que…

— Sa tante, Mme de Pont-Joly, est morte.

— Ah ! Pauvre Dolorès ! s’écria Marcelle.

— Pauvre Dolorès, en effet, ma chérie ; elle est vraiment pauvre, et seule au monde maintenant.

— Mais… Mme de Pont-Joly n’était-elle pas riche, père ? demanda Marcelle. Elle aimait beaucoup Dolorès et…

— Je vais t’expliquer la situation actuelle de ton amie, en peu de mots, dit Henri Fauvet à sa fille : Mme de Pont-Joly jouissait d’une grosse rente viagère ; voilà !

— Une rente, viagère, seulement ?

— Oui. Quand M. de Pont-Joly épousa la tante de Dolorès, il était veuf et père d’un garçon de quatorze ans, Adolphe de Pont-Joly, qui, aujourd’hui s’il a tenu les promesses de jadis, doit être un triste sire. Après le mariage de son père, Adolphe quitta la maison, pour toujours ; mais non sans avoir abreuvé sa belle-mère d’injures. M. de Pont-Joly jura alors, de ne jamais lui pardonner…

— Je le crois bien ! fit Marcelle. Cette bonne Mme de Pont-Joly !

— Cependant, sur son lit de mort, M. de Pont-Joly fit son testament, en faveur de son fils, à la condition que celui-ci payerait à Mme de Pont-Joly une grosse rente viagère.

— Ainsi, Dolorès…

— Dolorès, mon enfant, à part les bijoux et dentelles de sa tante, qui lui en a fait dona-