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L’OMBRE DU BEFFROI

allez retourner dans le nord, la semaine prochaine, toi et ton père ?

— Oui, Jeannine, répondit Marcelle.

— Vous ne savez pas, vous autres, comme c’est beau le paysage, par là ! s’écria Dolorès. Moi, vous savez, voilà deux étés que je passe au Beffroi avec M. Fauvet et Marcelle. C’est dans le district du Nipissingue…

— Que nous connaissons fort bien M. de Bienencour et moi, intervint Gaston Archer. Nous devions y être en même temps que vous, l’été dernier, Mlle  Lecoupret. N’est-ce pas, Gaétan ?

— Oui, répondit Gaétan, essayant de rencontrer les yeux de Marcelle. Il y a même, en ces régions, un endroit sinistre entre tous, je m’en souviens… C’est un tunnel, que j’ai nommé le Tunnel du Requiem…

— Quel nom égayant ! fit Gaston, en riant.

— Le tunnel… murmura Marcelle, qui pâlit légèrement. Ce tunnel… je…

Gaétan, ayant jeté les yeux sur Dolorès, vit celle-ci lui faire des signes auxquels il n’y avait pas moyen de se méprendre ; le tunnel était un sujet tabou, bien sûr, du moins, en ce qui concernait Marcelle… et le jeune homme se doutait bien pourquoi…

— Vous avez dû remarquer cette jolie rivière qui coule, dans le nord et qui se jette dans le majestueux lac Nipissingue ? demanda Dolorès, s’adressant à Gaétan et à Gaston, avec l’intention évidente de changer le cours de la conversation. Cette rivière, aux rives si pittoresques, Marcelle l’a nommée la Rivière des Songes.

— Un joli nom ! s’écrièrent-ils tous.

— Mes amis, dit soudain Yolande, quel succès que ce bal de Mme  de Bienencour, n’est-ce pas ?

Certes, oui ! s’écrièrent-ils tous.

Mme  de Bienencour désirait faire, de ce bal, l’événement de la saison, répondit Marcelle, en souriant.

— Et elle a pleinement réussi ! fit Réal du Tremblaye.

— Voyez tous ces visages radieux et souriants ! dit Léon Martinel, en désignant, du geste, les invités attablés dans l’immense salle à manger. Tout le monde parait heureux !

— Pas tous… répondit Marcelle. Et cette réponse eut lieu de surprendre tout le groupe.

— Pas tous, dites-vous, Mlle  Fauvet ! s’écria Gaétan. Vous ne faites pas exception pour vous-même, assûrément !

— Non, répondit Marcelle. Mais, en une occasion comme celle-ci, il y a toujours des cœurs blessés, et qui souffrent… Voyez plutôt Mlle  Claudier, la secrétaire et parente de Mme  de Bienencour ; personne ne l’a demandée à danser encore. Cette pauvre fille qui, en fin de compte, n’est pas beaucoup plus âgée que nous, a passé son temps en compagnie de dames d’âge mûr… à regarder les autres s’amuser.

— Mais, ma chère Marcelle… commença Dolorès.

— Ces sortes de choses me font de la peine, je l’avoue, Dolorès.

— Ma bonne, répondit Dolorès, si j’étais toi, je ne m’occuperais pas de cette personne ; elle…

— Dolorès ! comment, toi ? Tu possèdes pourtant le cœur le plus tendre, le plus sympathique !

Gaston Archer enrégistra ces paroles de Marcelle dans sa mémoire.

— Cependant, Marcelle, Iris Claudier…

— Yolande et moi, nous étions au même pensionnat qu’Iris Claudier, dit Jeannine. C’est une personne intelligente… Pourtant, elle n’était pas du tout populaire… Je sais bien que, à moi, elle me fait peur.

— Je ne conteste pas l’intelligence d’Iris Claudier, fit Dolorès ; une autre chose que je ne contesterai pas, non plus, c’est sa méchanceté. Cette fille est méchante ; voilà !

— Dolorès ! fit, encore une fois, Marcelle.

— Marcelle, Iris Claudier te déteste ; j’ai de graves raisons pour l’affirmer. Je m’occuperais d’elle le moins possible, à ta place, car, elle finirait par te jouer quelque mauvais tour… Je te raconterai certains faits, et tu verras que je dis vrai, assura Dolorès.

— Tout de même, cette jeune fille souffre d’être sans danseurs, et cela m’empêche de m’amuser… On dit qu’elle danse admirablement, d’ailleurs…

Mlle  Fauvet, répondit Gaétan, si cela peut vous faire plaisir, j’irai solliciter de Mlle  Claudier la prochaine danse… Je la connais bien, et…

— Et M. Archer suivra votre exemple, j’en suis sûre, ajouta Dolorès, en souriant au jeune homme.

— Puis ces messieurs, dit Yolande, en désignant Réal et Léon.

Quand Marcelle eut quitté la salle à manger, au bras de Gaétan, Dolorès dit, en s’adressant au reste du groupe, qui était encore attablé :

— Je regrette cette sortie que je viens de faire contre Iris Claudier. Mais, vraiment, je le répète, cette fille hait Marcelle… pour une raison que je connais, et je la crois capable d’intriguer contre notre amie, qui est trop honnête et trop bonne pour se défier de qui que ce soit.

— Ne te trompes-tu pas, Dolorès ? demanda Yolande. Moi non plus je n’aime pas Mlle  Claudier ; mais de là à la croire capable de nuire à quelqu’un…

— Je ne saurais me tromper, Yolande ! assura Dolorès. Marcelle… je l’aime comme si elle était ma sœur, et je voudrais la voir heureuse, comme elle mérite de l’être… Or, Mme  de Bienencour ne se gêne pas pour parler ou demander des questions, devant sa secrétaire. Cet après-midi, j’ai dû répondre des choses, que j’eusse préféré taire, concernant Marcelle… Iris Claudier était présente et… j’ai comme le pressentiment de… je ne sais trop quoi… Et les yeux de Dolorès se remplirent de larmes, ce qui causa une vive douleur à Gaston Archer.

— Écoutez ! Quelle valse ! s’écria gaiement Jeannine.

Mlle  Lecoupret, me feriez-vous l’honneur ?… commença Gaston.

— Mais, répondit Dolorès, en riant, voilà pour le moins cinq fois que nous dansons ensemble, vous et moi ! Nous finirons par susciter des commentaires…

— Que nous importe ! s’exclama Gaston, en haussant les épaules. Et à quoi servirait un bal, si chacun n’avait pas l’avantage de danser, aussi souvent que possible, avec la compagne de son choix ?

À cette riposte, Dolorès rit d’un grand cœur, et bientôt, elle et Gaston dansaient, aux accords d’une valse entraînante.